Il faut prendre les bonnes nouvelles quand elles passent : la présidence Trump a fait exploser les ventes de 1984, tellement que le classique de George Orwell trône au sommet des ventes depuis une semaine.

Le déclencheur : une déclaration d'une conseillère du président Trump qui a prétendu qu'une foule record assistait à la prestation de serment de son patron. Or, c'est faux. Mathématiquement faux. Sa défense ? Elle ne mentait pas, elle donnait des « faits alternatifs » !

Sa réponse est « orwellienne », a-t-on répété. Cela a incité des milliers de curieux à acheter l'ouvrage pour le vérifier eux-mêmes.

Bien sûr, ils n'y trouveront pas une prophétie sur M. Trump. Les différences restent majeures. Dans le cauchemar totalitaire de 1984, il n'y a pas d'élection, pas d'opposition, pas de liberté - le mot liberté lui-même a été effacé. Le jeune président dirige quant à lui une démocratie dont les contre-pouvoirs n'ont pas encore dit leur dernier mot.

Malgré tout, le roman aide à réfléchir à ce que deviennent les États-Unis, en décrivant comment un pouvoir dérive dans l'autoritarisme en manipulant les faits et les mots.

MOINS DE FAITS

Dans 1984, l'histoire est sans cesse réécrite pour effacer des faits. Le régime reconnaît l'existence de la vérité, mais elle le menace tant qu'il la remplace de force par un mensonge. « Celui qui a le contrôle du passé, écrit Orwell, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. »

De son côté, M. Trump n'efface pas les faits - ce serait à la fois impossible et illégal. Le président est plus insidieux. Ce qu'il attaque, c'est l'idée de la vérité elle-même. Il agrippe la vérité par le derrière de la tête et la noie dans un océan d'impressions, d'humeurs, de rumeurs, de demi-vérités, de sophismes et de foutaises.

Les faits peuvent ainsi continuer d'exister, mais il ne s'agit plus des faits véridiques. Ce sont différentes versions des faits. Des « faits alternatifs », comme des vérités parallèles qui se côtoient sans se toucher. À chacun de choisir sa version préférée.

Le président se situe ainsi en marge de la vérité et du mensonge. Il est à un autre niveau, celui de la foutaise, où tous les faits se valent.

Mais dans les deux cas, la conséquence reste la même : une « folie dirigée » qui fait douter de tout, même de la réalité physique. Qui fait croire que parfois, « 2+2=5 ».

MOINS DE MOTS

En plus d'effacer les faits, Big Brother efface les mots. Chaque année, il y en a de moins en moins. Dans sa novlangue, version appauvrie de l'anglais, les termes « science », « honneur », « justice » et « moralité » n'existent plus. Cette stratégie est imposée par le régime à ses sujets. Elle rétrécit leur pensée pour les empêcher de concevoir le monde autrement.

Avec Donald Trump, il y a aussi une réduction des mots qui abrutit. Or, il s'agit d'une discipline qu'il s'impose lui-même. Selon des linguistes, sa grammaire serait la pire de l'histoire des présidents. Elle ne dépasserait pas le niveau d'un élève de sixième année.

Par exemple, un intervieweur d'ABC lui a demandé si son décret anti-immigration musulmane enflammerait la violence. Le président a accusé le journaliste d'être trop « sophistiqué ». Le monde est un « gâchis » (« a mess »), a-t-il dit. Tout comme il qualifiait son rival Jeb Bush et l'économie d'être des « gâchis ». C'est différent, mais au fond, c'est pareil : tout va mal et ça ne peut pas être pire.

Le biographe de M. Trump prétend qu'il souffre d'un déficit de l'attention, mais c'est peut-être à toute la société qu'il faudrait poser le diagnostic. Car le président, un roi du marketing, offre un produit taillé sur mesure pour son époque.

BIG BROTHER A CINQ YEUX

La surveillance est le lien habituel fait avec 1984. Elle existe aux Etats-Unis, mais M. Trump n'y est pour rien. Aujourd'hui, Big Brother a cinq yeux - le « 5 Eyes », une alliance de pays pour échanger des renseignements de sécurité. Quand Edward Snowden a révélé ce programme en 2013, les ventes d'Orwell avaient aussi bondi.

Dans le roman, chacun est obligé d'avoir un écran à la maison. Le régime s'en sert à la fois pour espionner et pour diffuser sa propagande.

Notre surveillance est plus insidieuse. Les citoyens achètent eux-mêmes un écran pour y étaler leur vie privée. Les autorités peuvent les épier, mais ce sont surtout les entreprises qui en profitent pour personnaliser leurs pubs. Cela ne scandalise pas trop... Il existe même une téléréalité Big Brother où des volontaires sont heureux d'être contents de s'exhiber.

Dans 1984, Orwell entrevoit un avenir terrifiant, comme une « botte piétinant un visage humain, éternellement ». Notre version du cauchemar ressemblerait plutôt au bonheur de consommer jusqu'à la fin des temps.

Insistons, les analogies restent très imparfaites et M. Trump forme son propre « isme ». Malgré tout, lire 1984 offre un peu de perspective en rappelant comment le pire peut arriver. Ce qui rend le trumpisme encore plus inquiétant, c'est qu'il n'est pas  imposé de force. Il s'insinue plutôt dans l'air du temps, dans l'information spectacle et le relativisme. Nous ne sommes pas encore sortis de l'histoire...

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