Les affrontements publics entre le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, et la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, à propos du projet de loi 92, ressemblent à un combat de coqs.

D’un côté, le ministre répète qu’il fera adopter son projet de loi visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale coûte que coûte. De l’autre, la juge menace de contester la future loi devant les tribunaux.

Devrait-on leur offrir une séance de médiation afin qu’ils trouvent un terrain d’entente ?

Nous l’avons déjà écrit ici, leurs positions ne sont pas irréconciliables. La juge en chef a raison de critiquer certains aspects du projet de loi. Les deux co-auteures du rapport Rebâtir la confiance, la professeure de droit Julie Desrosiers et l’ancienne juge en chef de la Cour du Québec Elizabeth Corte, ont présenté mardi en commission parlementaire un mémoire qui, de l’avis de tous, était exemplaire. En gros, elles recommandent au ministre Jolin-Barrette de bonifier son projet de loi en précisant les aspects qui confirmeront l’indépendance de la magistrature ainsi que son pouvoir de gestion administrative.

Le ministre de la Justice devrait faire siennes leurs recommandations. De son côté, la juge Rondeau pourrait faire preuve de conciliation.

Car il y a quelque chose qui cloche dans son raisonnement.

La juge en chef affirme que la création d’un tribunal spécialisé donne l’impression que l’allégation de violence est reconnue d’emblée, et que la neutralité du magistrat est donc remise en question. Elle laisse entendre que le principe de présomption d’innocence serait remis en cause par cet éventuel tribunal. Or, absolument personne ne remet ce principe en question. Au contraire, tout le monde répète que les mêmes règles de droit s’appliqueront et que le fardeau de la preuve incombera toujours à la Couronne. Pourquoi continuer à taper sur ce clou ?

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

La présidente du Conseil de la magistrature affirme en outre qu’en recommandant la formation des juges en cette matière, le projet de loi implique que ces derniers manquent d’ouverture, ce qui minerait la confiance du public.

Mais dans les faits, c’est tout le contraire. C’est le manque de confiance d’une partie du public dans le système de justice qui motive la création d’un tribunal spécialisé.

Le rapport qui recommande la création de ce tribunal ne se nomme pas « Rebâtir la confiance » pour rien.

Les victimes d’agression sexuelle hésitent à porter plainte de peur que le système judiciaire leur fasse revivre un traumatisme. Il est là, le problème de confiance. Pas dans le projet de loi.

Dans son mémoire présenté mardi, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes a cité plusieurs exemples de tribunaux spécialisés dans le monde, dont celui de Southport, en Australie.

Tous les magistrats qui y siègent sont spécialisés et ils suivent tous une formation.

Un sondage réalisé 12 mois après la mise en place du tribunal, et qui comparait l’expérience des utilisateurs à celle vécue dans un tribunal régulier, montrait que 85 % d’entre eux étaient satisfaits, avaient l’impression d’avoir été traités avec respect et d’avoir obtenu une décision juste.

Si les Australiens ont été capables de créer un tel tribunal, les Québécois le sont aussi.

Le ministre Jolin-Barrette et la juge Rondeau doivent enterrer la hache de guerre. Leurs échanges acrimonieux nous font oublier l’essentiel : l’accompagnement des victimes, qui est la raison à l’origine de toute cette réflexion transpartisane, faut-il le rappeler.

Leur mésentente médiatisée porte aussi ombrage à la réalité sur le terrain.

Car pendant que les répliques assassines fusent, il est en train de se produire une petite révolution en coulisses.

L’injection de près de 223 millions dollars par la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, en mai dernier, à la suite d’une vague de féminicides, a permis de réaliser plusieurs changements, dont l’augmentation de la capacité d’accueil des victimes, la réduction des listes d’attente dans les organismes communautaires et la création d’unités spécialisées en violence conjugale dans plusieurs services de police.

Celle de Terrebonne, créée par deux policières, est souvent citée en exemple. Celle du SPVM, formée d’une dizaine de personnes, est entrée en fonction le 3 octobre dernier. Et à compter de 2022, une nouvelle formation en violence conjugale sera offerte à l’ensemble du corps policier de Montréal.

Ce ne sont là que quelques exemples qui montrent que le projet de loi 92 s’inscrit dans un projet de société qui dépasse largement le ministre et la juge en chef, et qui est en train de transformer en profondeur la façon dont on accompagne les victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale au Québec.

Avec un peu de flexibilité de part et d’autre, on peut accoucher d’un projet de loi vraiment rassembleur.

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