Au Québec aussi, les professeurs commencent à être confrontés à une rectitude politique particulièrement virulente, ce qui menace la fonction capitale d’espace de libre débat de l’université.

Il y a une bonne nouvelle dans cette navrante histoire de censure qui ébranle l’Université d’Ottawa, et avec elle, le monde universitaire. Elle va nous forcer, ici même au Québec, à faire face à cet enjeu avant qu’il ne soit trop tard.

Car derrière la guerre que livrent certains étudiants à la professeure Verushka Lieutenant-Duval pour l’utilisation du « mot commençant par n », il se profile certes un clivage générationnel. Mais il y a aussi, soyons honnêtes, un clivage linguistique et culturel.

On le voit par exemple dans les pétitions qui circulent à l’Université d’Ottawa : seuls les professeurs francophones dénoncent le traitement réservé à Mme Lieutenant-Duval ; les anglophones refusent pour leur part de signer.

On le voit également dans les textes publiés hier dans les médias écrits : en français, ils sont unanimement du bord de la prof ; en anglais, ils prennent plutôt parti pour les étudiants et le personnel anglophone outrés*.

Est-ce à dire que le phénomène des safe spaces et des « microagressions » ne concerne que le monde anglo-saxon, le ROC, les États-Unis ?

Pas du tout.

Ici même, dans les universités francophones, les professeurs commencent à être confrontés à cette police morale qui demande non seulement d’être protégée de certains mots et œuvres, mais qui exige qu’on renvoie ceux qui les ébranlent.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

« Seuls les professeurs francophones dénoncent le traitement réservé à Mme Lieutenant-Duval ; les anglophones refusent pour leur part de signer », souligne François Cardinal.

D’ailleurs, c’est passé plutôt inaperçu, mais il y a moins d’un mois, le groupe de réflexion sur l’« université québécoise du futur » a déposé son rapport préliminaire.

Et au cœur de ce document d’une centaine de pages, élaboré sous la présidence du scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, on évoque justement l’« accroissement de la rectitude politique » sur les campus.

Ce phénomène, précise-t-on, commence « à perturber la fonction capitale d’espace de libre débat » qu’est le monde universitaire québécois.

« En conséquence, ajoute-t-on, l’université a le devoir de s’inscrire dans ces discours pour nourrir les réflexions et aider à distinguer ce qui relève de l’exercice de la liberté d’expression, ce qui n’en est pas et ce qui représente plutôt une forme de censure. »

Malheureusement, le sujet occupe à peine trois petites phrases sur 110 pages. Mais voilà : la controverse qui secoue l’Université d’Ottawa, et avant elle l’Université Concordia, n’aura d’autre choix que de forcer M. Quirion et son groupe de réflexion à creuser davantage l’enjeu.

Car à voir la réaction aplaventriste de la direction de l’Université d’Ottawa, il y a urgence de prendre la menace au sérieux.

Les étudiants qui réclament la préservation de leur bulle ont en effet reçu l’appui de leur doyen, qui a traité leur exigence comme l’aurait fait un vendeur d’autos pour qui « le client a toujours raison ».

Et encore plus consternant, ils ont obtenu l’appui du recteur, Jacques Frémont, qui a reconnu l’existence d’une « atteinte » – d’une « microagression » – alors que la professeure évoquait le « mot commençant par n » de manière pédagogique, sans la moindre charge ni offense.

Pour le recteur, le « droit à la dignité » de certains étudiants a été violé. Une conclusion qu’on ne peut même pas remettre en question, car « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une microagression ».

M. Frémont accorde aux seules personnes qui auraient le droit de s’exprimer le pouvoir de définir les paramètres du débat public.

Or, aujourd’hui, c’est le « mot commençant par n ». Mais demain, ce sera quoi ?

Une classe universitaire ne peut pas, ne doit pas devenir un espace sécurisé dans lequel une poignée d’étudiants peut exiger la tête des professeurs qui osent nommer ce qu’eux interdisent.

Comment développer la pensée critique à des gens qui refusent même d’entendre certains mots, de lire certaines œuvres ou de débattre d’idées qui les ébranlent ?

Quel professeur osera confronter ses étudiants avec des idées et des œuvres qui les sortent de leur zone de confort s’il risque son emploi par le fait même ?

Quel étudiant lèvera la main pour aborder un enjeu délicat s’il sait qu’il risque un cyberlynchage ?

Bref, comment une université peut-elle enseigner sans jamais confronter ?

D’où la nécessité, ici au Québec, d’aborder franchement et avec courage cette question avant qu’elle ne se transforme en chape de plomb. Comme à l’Université d’Ottawa.

*Lisez l’article du Toronto Star (en anglais)

> Lisez le rapport sur l’université du futur

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