Pendant un bon siècle et demi, le port de Bordeaux a joué un rôle clé dans le trafic d’esclaves. On estime que ses négriers ont acheminé 150 000 esclaves noirs vers le continent américain.

Plusieurs de ces marchands d’humains étaient aussi des notables considérés comme tout à fait respectables dans leur communauté. Ce dont témoignent les plaques de rue nommées en leur honneur.

Au moment de faire face à cette part sombre de son histoire, Bordeaux a choisi de ne pas rayer leurs noms de la carte. Elle a plutôt ajouté, sur les murs de la ville, des panneaux détaillant leurs « faits d’armes ».

PHOTO NICOLAS TUCAT, AGENCE FRANCE-PRESSE

La rue Gramont à Bordeaux, et sa plaque explicative

On y apprend, par exemple, qu’un ex-maire de Bordeaux, Jacques-Barthélémy Gramont (1746-1816), avait financé trois expéditions de traite et fait du lobbying en faveur du trafic d’esclaves. Ou qu’un autre, qui s’est illustré en fondant le premier cimetière juif de la ville, avait aussi armé 10 navires destinés au trafic négrier.

Alors que la colère déclenchée par la mort de George Floyd emporte monuments et statues, la ville de Bordeaux vient d’opter pour une approche différente. On n’efface rien. On ajoute et on précise. On n’anéantit pas les personnages historiques. On met en lumière leurs zones d’ombre. C’est ce qu’on appelle de la « pédagogie mémorielle ».

Qu’il cible les esclavagistes d’hier ou les héros de la colonisation qui ne se sont pas gênés pour tuer des « sauvages », le désir de déboulonner des statues répond à un besoin légitime de réparation et de rééquilibrage historique. Avec son approche pédagogique, la ville de Bordeaux offre un compromis intéressant, traçant une ligne fine entre glorification et oubli.

PHOTO GRAHAM HUGHES, LA PRESSE CANADIENNE

Une statue de James McGill sur le campus de l’université

Plus près de chez nous, dans une réflexion sur le même sujet, l’Université McGill emprunte le même sentier étroit.

« Les noms et les images comptent », lit-on dans un rapport publié il y a deux ans, alors que l’établissement subissait des pressions pour rebaptiser son équipe de soccer. Il faut dire qu’en 2018, les Redmen, ça ne passait plus.

Depuis, l’équipe a été débaptisée et attend de connaître son nouveau nom. Mais le questionnement de cette institution d’enseignement va beaucoup plus loin. Que faire avec l’héritage de son fondateur, James McGill, qui, en plus d’avoir donné à Montréal un de ses fleurons universitaires, était aussi un propriétaire d’esclaves ? Faut-il déboulonner la statue qui trône à l’entrée du campus principal, comme le réclament des protestataires ?

Et c’est sans oublier le pavillon nommé en l’honneur de l’écrivain et humoriste Stephen Leacock, un homme qui tenait des propos racistes et s’opposait au vote des femmes.

Dans son rapport, le comité ne tranche pas, mais établit des principes directeurs pour guider les décisions futures. Il suggère de « rendre l’Histoire plus inclusive plutôt que de l’effacer ». Au lieu de retirer les symboles existants, les contrebalancer par des représentations de ceux que l’histoire dominante a occultés. De leur opposer des contre-statues, une contre-lecture du passé.

Plus que ça : McGill vient de confier à deux chercheurs le soin de fouiller les liens qu’elle a entretenus au fil des ans avec l’esclavage et le colonialisme. Bel exercice d’introspection rétroactive.

Notons que les statues n’ont pas toutes la même charge symbolique. Léopold II, roi belge et génocidaire enthousiaste responsable d’un véritable génocide dans ce qu’on appelait à l’époque le Congo belge, est représenté comme un héros par près de 300 monuments en Belgique. On voit mal comment des panneaux détaillant ses ignominies sauraient contrebalancer l’immense tragédie dont il a été la cause.

Le débat sur la commémoration de personnages historiques pose des dilemmes complexes. Idéalement, chaque cas devrait être jugé au mérite, en fonction de critères clairs. À ce sujet, on attend toujours la « politique de commémoration » promise par Montréal.

Ce qui compte, c’est que ceux qui s’estiment lésés par la glorification de vrais ou faux héros soient entendus. Leurs appels ne doivent pas être rejetés du revers à la main.

Ce qui est intéressant dans les exemples de Bordeaux et de McGill, c’est que leur approche permet d’élargir le corpus de connaissances communes. De mieux situer le legs de ces hommes qui n’ont pas été seulement des acteurs de l’Histoire, mais aussi son produit. Et donc de mieux comprendre cette Histoire.

Encore faut-il que cette connaissance soit incorporée dans les programmes d’enseignement. Car ce n’est pas tant dans les rues et les squares, mais à l’école que se joue le fond de l’Histoire.

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