C'est probablement à partir du soir où a été donné en première le Moulin à images de Robert Lepage, le 20 juin, qu'a changé la perception des Fêtes du 400e anniversaire de Québec, qu'on a cru pendant un long moment cheminer tout droit vers le précipice. Au cours des 12 mois précédents, en effet, dans l'avalanche de nouvelles publiées à Québec sur ces célébrations, 46% portaient sur l'une ou l'autre controverse ayant déchiré l'organisation des Fêtes, selon le relevé d'Influence Communication.

Seul le Canada anglais semblait accorder vraiment de l'importance à la dimension historique de l'événement (19% de l'information véhiculée, contre 5% chez nous)... ce qui a quelque chose de presque humiliant pour une nation dont l'identité est d'abord définie par l'enracinement historique - par la «résistance», rapperaient les Loco Locass! En 40 minutes de projection, Lepage a renversé tout cela.

Il s'agit d'un raccourci, bien sûr. Car d'autres facteurs ont contribué à ce revirement de l'opinion: organisation revampée, enrôlement de Céline Dion et de Paul McCartney, premiers succès des places publiques du 400e, appui sans faille d'un État québécois qui dorlote évidemment sa capitale.

Tout de même.

On connaît beaucoup d'aspects du génie de Robert Lepage. Sa vision, à la fois lumineuse et cynique, poétique et (souvent comiquement) terre-à-terre. Ou sa maîtrise des outils technologiques: aussi impressionnant soit-il, le Moulin à images est une bien petite machine par rapport à KÀ, son aventure las-vegassienne.

Or, cette fois, c'est un jeu de neurones plus intime que l'on voit agir chez Lepage: celui qu'excite son appartenance à la ville où il est né et a grandi.

Or, qu'est Québec? Surtout un grand livre d'histoire qu'un enfant, en particulier des années 50 et 60, apprend à déchiffrer en faisant ses premiers pas. Lepage a dit sa fascination enfantine pour les gigantesques silos de la Bunge, plantés entre l'Anglo Pulp et une Place Royale encore villageoise et décrépie; entre le fleuve et Saint-Roch, ce coeur saignant de la misère de la basse-ville dont la soudaine branchitude n'a pas délogé Gilles Kègle, l'infirmier des pauvres, toujours rue du Pont.

Ainsi, il était fatal que l'histoire de Québec projetée aujourd'hui sur les tubes de béton du bassin Louise soit d'abord celle de ses rives où accostent les Français, des bateaux de bois qu'on y construit, du chemin de fer qui s'y arrête, de l'industrie qui s'y établit -le papier et les obus, les corsets et les chaussures, les presses de L'Action catholique et les switchboards du Bell Telephone

À la politique et à la carte postale, Robert Lepage (loué soit-il!) a préféré donner surtout à voir comment se gagnait le pain et le beurre chez ces petites gens de Québec qui, au fil des siècles, ont bâti de leurs mains la ville, montant rarement jusqu'à la Grande-Allée.

Ces 400 ans vus d'en bas offrent un spectacle peut-être plus grand encore que la stupéfiante beauté de Québec. Et, à coup sûr, il s'agit de sa véritable histoire.

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