David Levine a dirigé plusieurs hôpitaux, dont l'hôpital Notre-Dame, ainsi que l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal. Il a publié cette semaine un nouveau livre, Santé et politique - Un point de vue de l'intérieur, dont voici quelques extraits.

Le nombre de médecins généralistes qui ont le droit de pratiquer au Québec est suffisant pour répondre à tous les besoins en matière de soins de première ligne de la population et pour garantir un accès aux soins dans un laps de temps médicalement acceptable, soit le jour même pour les besoins les plus urgents et à l'intérieur d'un délai de 48 heures pour ceux qui sont moins pressants.

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Le véritable problème tient plutôt aux différents lieux de travail des médecins et au nombre de patients qu'ils sont en mesure de voir à leur bureau, dans la communauté ou à leur clinique. Si on examine la situation à Montréal, où la population est de 2,5 millions d'habitants, on note que les généralistes passent 50 % de leur temps disponible dans les hôpitaux ou dans d'autres établissements de soins de santé et ne consacrent donc que la moitié de leur temps à voir des patients en première ligne dans leur clinique.

Un second problème réside dans le fait que ces généralistes, qu'ils travaillent seuls ou au sein d'un groupe, ne disposent que de très peu de soutien pour voir leurs patients, même ceux qui sont inscrits. Ces derniers sont ceux qui sont formellement pris en charge par un médecin généraliste et qui font dès lors partie de ses responsabilités.

Plus de soutien

Au Québec, les médecins reçoivent un montant supplémentaire pour chaque patient inscrit, et un patient ne peut être inscrit qu'auprès d'un seul médecin à la fois. Dans le meilleur des cas, à cause du manque de soutien, les médecins « équivalents temps plein » prennent en charge 1 000 patients (36 heures par semaine), alors que dans le modèle Kaiser utilisé en Californie et au sein des équipes de première ligne à Barcelone, les médecins ont une liste de service oscillant entre 2 000 et 2 600 patients inscrits. 

Il est évident que nous pourrions améliorer l'accès aux médecins de famille de façon significative si ces derniers recevaient davantage de soutien. 

Le ministre Barrette a déposé le projet de loi 20 pour tenter de résoudre ce problème.

Lorsque les équipes de première ligne sont constituées, on y intègre des professionnels multidisciplinaires pour mieux gérer les soins aux malades chroniques. Toutefois, les médecins nous signalent que cette offre additionnelle de services - qui améliore grandement la qualité des soins et assure une meilleure utilisation du système par le patient - n'augmente pas leur capacité à inscrire ou à voir des patients.

Les deux solutions clés pour améliorer l'accès à un médecin de famille et pour assurer la prise en charge de toute la population d'un territoire consistent à ramener les médecins dans leur bureau ou leur clinique et à leur donner le soutien qui leur permettrait de voir plus de patients pendant une même journée de travail. Les médecins de famille travaillent en milieu hospitalier parce qu'ils y reçoivent l'appui du personnel et parce qu'ils ont accès aux technologies dont ils ont besoin pour poser des diagnostics, à d'éventuelles consultations auprès de spécialistes et à des mécanismes de suivi pour leurs patients une fois que ceux-ci ont quitté l'hôpital.

L'environnement hospitalier est attirant pour un médecin de famille parce que celui-ci apprécie la possibilité de travailler en équipe et de disposer des technologies nécessaires pour mieux soigner ses patients. En outre, la structure des honoraires en milieu hospitalier est plus intéressante.

Un système centré sur l'hôpital

Pour ramener les médecins généralistes en première ligne, il faut rendre cette pratique plus attrayante, financièrement et professionnellement.

Comme je l'ai expliqué tout au long de ce livre, notre système de santé est hospitalo-centriste depuis sa création, et les professionnels en milieu hospitalier résistent fortement à tout ce qui pourrait changer cet état de choses. Les médecins spécialistes d'un hôpital sont très contents de compter sur les généralistes, les internes et les résidents pour réduire leur charge de travail et les exigences d'une disponibilité sur appel. 

Les généralistes ne considèrent pas qu'une réorientation des politiques qui s'éloignerait du modèle hospitalo-centriste leur serait favorable dans la mesure où il n'y a eu aucun investissement dans les infrastructures en première ligne qui les rendrait plus efficients dans cet environnement. Au cours des dernières années, le gouvernement a plutôt effectué des investissements massifs dans le renouvellement des hôpitaux partout à travers la province, avec la création de deux mégahôpitaux à Montréal et des rénovations majeures et coûteuses dans plusieurs autres hôpitaux.

Public-privé, le faux débat

Pour transformer graduellement le système curatif hospitalo-centriste, nous avons besoin d'une vision claire et d'un énoncé de politique qui balise cette transformation. Un des obstacles les plus importants à ce changement est la croyance voulant que les cliniques médicales appartiennent au secteur privé tandis que l'hôpital fait partie du secteur public. La confusion que cette croyance a suscitée dans le débat public-privé a conduit les gouvernements à ne pas appuyer le développement des cliniques médicales par crainte des critiques de l'opposition à l'Assemblée nationale.

Les médecins dans la communauté sont considérés comme des entrepreneurs et, bien que leurs honoraires soient payés par les fonds publics sur la base du paiement à l'acte, leur activité est vue comme faisant partie du secteur privé. N'importe quelle référence au secteur privé est perçue comme une menace pour le système universel de soins à cause du risque d'ajout possible d'une quote-part ou de frais qui seraient imposés aux patients.

Cela évoque l'image de deux systèmes parallèles, l'un public, l'autre privé. Chaque appui offert à l'infrastructure du bureau d'un médecin généraliste est considéré comme un appui au secteur privé. Ce malentendu, courant dans le débat public-privé en santé, devrait être dissipé afin que l'appui aux médecins de famille, dans leur clinique, soit clairement perçu comme acceptable et ne soit pas vu comme un premier pas vers la privatisation des soins de santé et la mise en place d'un modèle de soins à l'américaine.

Mieux distribuer les outils

Un médecin généraliste a besoin de certains outils diagnostiques pour cerner correctement les problèmes d'un patient dans des délais opportuns.

Dans un système centré sur l'hôpital, les tests nécessaires sont offerts gratuitement dans les hôpitaux, mais rares sont ceux qui sont accessibles gratuitement dans une clinique médicale. Les services de laboratoire et la plupart des services de radiologie spécialisés ne sont sans frais qu'à l'hôpital.

Pour les patients externes qui ont reçu une ordonnance de leur médecin de famille, le temps d'attente pour avoir accès à ces services est très long à cause du rationnement des services pratiqué au sein d'un système universel qui dispose de fonds limités. Les malades hospitalisés ont la priorité, et il n'existe pas de services réservés aux patients externes qui soient en mesure de répondre à leurs besoins dans des délais raisonnables.

Un bon exemple de cette situation nous est fourni par l'échographie, un outil diagnostique utilisé pour examiner plusieurs problèmes de santé. Ce test est offert gratuitement dans les hôpitaux, mais pas dans les nombreuses cliniques de radiologie du Québec, où seuls les coûts des examens radiologiques traditionnels sont couverts par le système universel. 

Résultat : il faut parfois attendre plusieurs mois avant d'obtenir un rendez-vous, et ce, à la plus grande frustration du patient et de son médecin. 

Les patients qui ont les moyens de payer le test de leur poche peuvent accélérer les choses. Il est tout bonnement inacceptable qu'un outil médical aussi essentiel ne soit pas offert gratuitement dans toutes les cliniques de radiologie. Jusqu'à ce qu'on règle ce type de problème, les médecins généralistes vont demeurer moins enclins à travailler dans la communauté.

L'obstacle au changement réside ici dans la crainte d'une augmentation massive du recours à ce service, donc de la hausse des coûts pour les fonds publics. Ce risque peut être facilement évité en établissant des protocoles pour baliser le recours à cette technologie. Il devrait y avoir suffisamment d'incitatifs à instaurer ce changement compte tenu de ses nombreux avantages, tant pour les patients - dont l'anxiété serait considérablement réduite puisqu'ils recevraient plus rapidement un diagnostic et un protocole de traitement - que pour les médecins. Pourtant, même si cette question fait l'objet de discussions depuis dix ans, rien n'a encore changé.