Hier matin, j’apprends l’arrestation d’Evan Gershkovich, un journaliste du Wall Street Journal, survenu à Ekaterinbourg, une ville de Russie. On l’accuse d’espionnage. « Il a été pris la main dans le sac ! » lance en conférence de presse Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.

Je texte alors l’une des seules journalistes russes que je connaisse encore à Moscou. Nous l’appellerons par le nom fictif de Lilia pour préserver sa sécurité. Lilia connaît très bien Evan. « Voyons donc, espionnage ! Il habite ici depuis cinq ans, il a travaillé pour le journal local de langue anglaise Moscow Times et ensuite, l’Agence France-Presse. C’est un professionnel qui connaît très bien les règles du jeu. Comme tout le monde, il savait qu’il était surveillé 24/7. J’espère seulement qu’ils veulent rapidement l’échanger pour un prisonnier russe du côté occidental parce que, sinon, des procès de ce type-là ici, c’est infernal et tu risques 25 ans de prison ! »

« Et toi, comment tu vas, Lilia ? » Des petits points galopent sur mon téléphone et son message apparaît : « Depuis un an, je vis sachant que je peux me faire arrêter n’importe quand, je vis avec la crainte que n’importe quel agent du FSB débarque dans mon appartement. Mon téléphone a été sur écoute. J’ai dû le changer deux fois. J’avais pourtant l’impression que travailler pour des médias internationaux me donnait une forme de protection, que le centre de presse du ministère des Affaires étrangères nous offrait une certaine sécurité. Plus maintenant. »

Evan Gershkovich est le premier journaliste accusé d’espionnage depuis la nouvelle Russie et même depuis l’Union soviétique.

Ça m’a ramenée à quand j’habitais Moscou en 1991, c’était encore l’URSS. Je me souviens de ce soir de septembre, en pleine détresse amoureuse, où j’avais appelé une amie à Montréal. Pendant toute la conversation, on entendait des respirations, des sons de casserole, comme si un type quelque part voulait nous dire qu’il était là avec nous. C’était presque sympathique.

Je tenais pour acquis à cette époque que je partageais ma vie avec les services secrets. Je n’en revenais pas de la perte de temps, d’argent et d’énergie que ça devait coûter à l’État.

Un jour, j’étais allée à Kostroma, une ville interdite, parce que militaire. À mon retour, j’avais eu droit à une petite réprimande de « l’ange gardien » des journalistes canadiens devant un café au centre de presse du ministère des Affaires étrangères. Sans plus. Au crépuscule de l’Union soviétique, la surveillance du KGB, en perte totale d’autorité, était autant folklorique qu’inoffensive.

Aujourd’hui, pourtant, ce retour de la répression via le FSB successeur du KGB, à l’ère de la reconnaissance faciale et de l’intelligence artificielle, terrifie. Elle joue dans la tête d’une population qui retrouve ses vieux réflexes de défense du temps où l’État était totalitaire.

« La Douma, notre parlement, a été surnommée “la folle imprimante” parce qu’elle a adopté près de 200 projets de loi plus répressifs les uns que les autres en moins d’un an ! » me raconte Lilia. Ces lois couvrent large et peuvent être interprétées de toutes sortes de façons. Le Code criminel de la Fédération de Russie regorge de motifs d’arrestation : trahison de l’État, diffusion d’informations non fiables sur les forces armées (fake news), interdiction de discréditer l’armée, actions jugées terroristes, interdiction de réhabiliter le nazisme. N’oublions pas que les dirigeants ukrainiens, selon la définition du Kremlin, sont une réincarnation du gouvernement nazi.

Lilia poursuit : « As-tu vu tous ces gens qui ont été arrêtés en un an ? Vingt-deux mille personnes ! On t’arrête pour un like. »

Lorsque je textais Lilia, la nouvelle tombait qu’un employé de train de Moscou avait été condamné à sept ans dans un camp pénitencier pour avoir déploré la mort de femmes et d’enfants et avoir fait référence à la guerre sur Facebook. Récemment, un père a été condamné à deux ans de prison à cause d’un dessin de sa fille de 12 ans qui dénonçait le conflit en Ukraine. Elle a été placée à l’orphelinat. Il y a aussi le cas de ce jeune couple qui critiquait l’invasion russe au restaurant, dénoncé par ses voisins de table et menotté devant tous les clients. Il y a aussi l’histoire hallucinante de Sergey Vedel, arrêté pour avoir critiqué le gouvernement dans une conversation téléphonique. Son avocat a soutenu que la conversation était privée. Le juge a rejeté son argument en disant qu’elle n’était pas privée puisqu’un agent du FSB l’écoutait ! Chaque jour, les médias sociaux rapportent des dizaines d’histoires aussi surréalistes les unes que les autres.

« Même l’équivalent russe du Cercle des fermières n’échappe pas à la surveillance, soutient Rémi Hyppia, expert de la Russie postsoviétique. En 20 années de pouvoir, Vladimir Poutine, l’ancien agent du KGB, a étendu les tentacules de l’État partout dans la société russe et cela s’est accéléré avec l’invasion de l’Ukraine. On sème le doute et la peur, on tue dans l’œuf toute dissidence. »

« Chez nous, on dit que c’est le temps des purges, encore une fois, celui des arrestations, des autos noires et des manteaux de cuir de la police secrète qui arrivent chez vous en pleine nuit. Bref, le temps de la lejovchina », m’explique Lilia, qui fait référence à Nicolaï Lejov, chef suprême du NKVD de 1936 à 1938, ancêtre du KGB et du FSB. Et la Russie s’enfonce de plus en plus dans une grande noirceur au prix de ses citoyens. Comme si on revenait à la case départ de l’un des pires États totalitaires du siècle dernier.