Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, pose une bonne question. Et ce n’est pas parce qu’elle heurte certaines sensibilités à Québec qu’elle n’est pas pertinente : est-ce que le recours à la clause de dérogation de la Constitution (souvent appelée « nonobstant ») devrait être invoqué avant ou après la décision des tribunaux ?

Ça peut sembler une simple question de procédure, mais c’est beaucoup plus que cela. Il s’agit de savoir si la simple mention de la clause de dérogation dans une loi met fin à tout débat et doit donc empêcher toute contestation ou considération par les tribunaux.

La clause de dérogation est un compromis essentiel du rapatriement de la Constitution de 1982. Mais la question de la forme dans laquelle la dérogation devait être invoquée n’était pas mentionnée.

En 1988, la Cour suprême indiquait que la seule obligation était de dire dans la loi qu’elle s’appliquait par dérogation malgré la Charte des droits.

Mais il arrive que la cour veuille clarifier ses décisions précédentes. C’est ce que veut lui demander M. Lametti. Il ne s’agit pas de remettre en question la pertinence de la clause dérogatoire, comme on l’a parfois entendu de la part de représentants du Parti libéral – Paul Martin, lors de la campagne électorale de 2006, avait même promis de l’abolir –, mais d’établir une procédure qui permette un débat. C’est ce qui est en cause, ici.

Pour le gouvernement Legault, la dérogation ne met pas seulement la loi hors de portée d’une décision défavorable des tribunaux, il voudrait aussi que le débat juridique n’ait tout simplement pas lieu.

Ce n’était pas nécessairement l’intention de ceux qui ont participé au rapatriement de la Constitution. Ainsi, le premier ministre néo-démocrate de la Saskatchewan Allan Blakeney avait dit à l’époque : « Dans plusieurs domaines essentiels, le Parlement [fédéral] et les assemblées législatives peuvent déroger à la décision d’un tribunal qui porterait atteinte aux institutions sociales fondamentales d’une province. » Clairement, dans son esprit, le recours au nonobstant devait donc intervenir après et non avant une décision des tribunaux.

D’une part, parce que le droit de contester une loi devant un tribunal est un droit fondamental qui est reconnu autant par la Charte canadienne que par la Charte québécoise des droits et libertés.

D’autre part, parce qu’avoir une conversation entre le judiciaire et le législatif est bénéfique pour la société et peut trouver des compromis qui permettent de concilier les droits de chacun.

Le meilleur exemple est le dossier de l’affichage commercial qui avait fait l’objet de l’une des premières contestations de la loi 101. Il s’était écoulé une décennie entre l’adoption de la loi 101 et le jugement Ford de la Cour suprême en 1988.

Une décennie pendant laquelle il y a eu débat public et deux décisions des tribunaux inférieurs. À la Cour suprême, le tribunal avait une solution à proposer, soit la règle de la nette prédominance du français.

Le gouvernement Bourassa a tout d’abord refusé ce compromis et adopté la loi 178, qui avait recours au nonobstant.

Après un jugement des tribunaux, si les élus sont convaincus d’avoir raison, ils peuvent très légitimement imposer leur point de vue grâce à la clause dérogatoire. Ce qui démontre que nous ne sommes pas dans un « gouvernement des juges ».

Mais revenons à la loi 101 et au gouvernement Bourassa. La durée de la dérogation étant limitée à cinq ans, elle prenait fin en 1993. L’Assemblée nationale a alors levé l’interdiction de l’affichage anglophone et modifié la loi afin d’exiger que le français soit affiché de façon « nettement prédominante », comme l’avait suggéré la Cour suprême. Cette loi ne contenait aucune disposition dérogatoire.

C’était peut-être un long détour, mais à la fin, une solution respectueuse des droits de tous a fini par s’imposer. Après que les tribunaux se furent prononcés. Pas avant.

Ce que fait le gouvernement Legault avec la loi 21 sur la laïcité et la loi 96 sur la langue est d’interdire le débat sur des questions qui sont pourtant controversées.

Et, par son attitude, le premier ministre Legault se trouve à dire qu’il est le seul à avoir raison et que tout débat est non seulement inutile, mais qu’il ne devrait aussi même pas y avoir de débat.

Il ne faut pas trop s’en surprendre, lors de l’adoption de la loi 21 sur la laïcité, le gouvernement Legault avait fait voter un projet de loi contenant non seulement la clause dérogatoire, mais aussi – pour la première fois de son histoire – des amendements de fond à la Charte québécoise des droits et libertés sans un consensus de l’Assemblée nationale et sous le bâillon qui mettait fin aux débats parlementaires.

Quand on manifeste autant de désinvolture face aux tribunaux et aux droits fondamentaux, il ne faut pas s’étonner que quelqu’un veuille baliser le recours à la clause de dérogation. En s’assurant qu’elle intervienne après les débats au lieu de les empêcher.