Quand elle repense à sa vingtaine d’années de pratique à Rouyn-Noranda, la docteure Catherine Falardeau est convaincue d’avoir donné de mauvais diagnostics à des patientes, faute de connaissances suffisantes sur la préménopause.

Elle a prescrit des anxiolytiques (contre l’anxiété), des antidépresseurs et du Concerta (pour la concentration) à des femmes qui devaient être, tout simplement, sur le chemin de la ménopause. Des hormones auraient été plus appropriées, réalise-t-elle aujourd’hui, après avoir développé une spécialité en hormonothérapie. « Si je le pouvais, je leur écrirais pour m’excuser. »

Dans la clinique de Saint-Eustache où elle pratique désormais, l’ex-urgentologue rencontre régulièrement des femmes en arrêt de travail à cause de leur liste de symptômes longue comme le bras. Problèmes de sommeil, manque de concentration, anxiété, agressivité, sautes d’humeur, problèmes de digestion. « Tout ça peut être réversible quand je leur donne de la progestérone […] Je dirais que 70 % de mes patientes ont un médecin de famille qui ne connaît pas les symptômes de la préménopause. »

PHOTO FOURNIE PAR DFALARDEAU

DCatherine Falardeau, omnipraticienne spécialisée en hormonothérapie

Pourtant, 100 % des femmes passeront par cette étape de la vie. Au moins, la ménopause est désormais assez connue des médecins pour être traitée adéquatement, estime la Dre Falardeau.

L’omnipraticienne Michelle Abou Khalil a développé une spécialité très rare, voire unique, au Québec, parce qu’elle trouve que « les femmes souffrent trop ».

Lors d’un congrès de phlébologie à Paris en 2022, elle a découvert l’existence du syndrome de congestion pelvienne. « Je n’avais jamais entendu parler de ça, alors que je faisais beaucoup de santé de la femme, d’obstétrique et de suivis de grossesse. Je me suis dit que ça pourrait expliquer pourquoi j’avais plein de patientes en post-partum qui avaient mal alors que je n’avais aucune idée de ce qu’elles avaient. »

Curieuse, la femme de 29 ans a convaincu une médecin française (qui a traité plusieurs Canadiennes) de la former. Cela lui a permis de diagnostiquer une quinzaine de femmes depuis 10 mois et de les diriger en radiologie pour une intervention.

C’est un premier pas. « Des gynécologues n’y croient pas, s’étonne Michelle Abou Khalil. Un collègue m’a dit : “La congestion pelvienne, franchement, c’est ridicule. On ne va pas engorger nos collègues radiologistes avec ça.” Je me suis dit qu’on avait du travail à faire au Québec ! »

Dans cette optique, elle a transmis un dépliant explicatif à plus de 50 anciens collègues pour faire avancer les choses. Aucun n’y a donné suite.

Cette histoire démontre à elle seule deux choses importantes : les conséquences du manque de curiosité intellectuelle et les limites de la responsabilité individuelle des médecins en ce qui concerne leur formation continue. Chacun doit consacrer un certain nombre d’heures par année à apprendre… ce qu’il désire apprendre, en fonction de sa propre évaluation de ses besoins.

Même si des médecins constatent eux-mêmes des lacunes dans leur formation ou leurs connaissances, le milieu médical est assez réticent à l’admettre et à en cerner les causes.

Bien sûr, personne ne peut être expert en tout, comme le souligne le DSylvain Dion, premier vice-président sortant de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). Il me donne l’exemple des contraceptifs. Sa clientèle ayant un certain âge, il devient « rapidement embêté » lorsqu’on lui parle de sujets qu’il aborde très rarement.

Or, les études montrent que les femmes font davantage les frais du manque de recherche, de la méconnaissance et des biais sexistes.

D’ailleurs, le Conseil pour la protection des malades le constate quotidiennement. Trois personnes sur quatre qui demandent de l’assistance juridique à l’organisation sont des femmes. Règle générale, elles souhaitent changer de médecin parce qu’elles ne se sentent pas écoutées. Pas crues. Elles n’ont plus confiance, m’a précisé son PDG, Paul G. Brunet. « Hier, une femme s’est fait dire : “Votre cas est trop lourd, je ne m’occupe pas de vous.” C’est le type de situation auxquelles les femmes chez nous sont confrontées. »

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Paul G. Brunet, PDG et président du conseil d’administration du Conseil pour la protection des malades

L’omnipraticienne Isabelle Leblanc l’admet d’emblée : « la médecine est encore très masculine », il y a « encore du sexisme médical, c’est certain », et les connaissances en ce qui concerne les femmes sont moindres en raison du manque d’études. Pendant très longtemps, les femmes ont été exclues des recherches, notamment à cause des variations hormonales. Les médecins d’aujourd’hui doivent encore composer avec les lacunes de la science. « On n’est plus dans les années 1970, mais dans les facultés de médecine, on l’est encore un petit peu. »

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La Dre Isabelle Leblanc, omnipraticienne et présidente du conseil d’administration de Médecins québécois pour le régime public

À l’Université Laval, les étudiants sont formés « avec les standards et les attentes de 2024 », assure le directeur du programme de doctorat en médecine, le DMarc Bouchard. Mais il convient que le programme « n’est jamais parfait » et qu’il doit être constamment amélioré en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques.

De leur côté, les étudiants en médecine de l’Université de Montréal auront droit à un tout nouveau curriculum dès septembre prochain. La façon d’enseigner sera modifiée pour combler certaines lacunes. Ainsi, les symptômes particuliers des femmes qui souffrent de problèmes cardiaques seront vus dès la première année, et non pas seulement en stage, bien plus tard.

Mais le changement qui devrait avoir le plus grand impact sur les femmes concerne la communication, rapporte le DRené Wittmer, professeur adjoint de clinique au département de médecine de famille et de médecine d’urgence.

« Par rapport à la façon dont les femmes sont reçues, il y a énormément de problèmes de communication. Est-ce qu’on les prend au sérieux ? Comment reçoit-on les symptômes ? Le curriculum va mettre énormément l’accent sur le développement des capacités à communiquer, à entrer en relation avec les patients. […] Notre principal outil de travail, c’est la communication. »

Encore aujourd’hui, des biais sexistes peuvent teinter la pratique de la médecine, admet le DMarc Bouchard. Ceux-ci sont d’ailleurs abordés pendant la formation à l’Université Laval, car « il faut s’assurer de les neutraliser ».

Concrètement, les biais peuvent faire en sorte que des médecins « parlent plus rapidement de problématiques de santé mentale chez la femme que chez l’homme », illustre le président du Collège des médecins, le DMauril Gaudreault.

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Le DMauril Gaudreault, président du Collège des médecins

À mon avis, il y a au moins 80 % des médecins québécois pour lesquels ce n’est pas le cas, mais il y en a peut-être de 15 à 20 % pour qui ça arrive. Le travail du Collège, c’est de régulariser cela, donc on a posé des actions. On s’est engagés à lutter contre toute forme de discrimination.

Le DMauril Gaudreault, président du Collège des médecins

Plus tard cette année, une nouvelle formation en sécurisation culturelle sera obligatoire pour les nouveaux médecins et fortement conseillée aux autres.

La façon dont les médecins – hommes ou femmes – perçoivent la douleur exprimée par les femmes influence grandement sa prise en charge, a rapporté le Washington Post⁠⁠⁠ en citant de nombreuses études sur le sujet⁠1.

L’une des plus éloquentes a démontré en analysant 77 recherches scientifiques que les femmes souffrant de douleurs peuvent être perçues comme « hystériques », « émotives », « plaignardes », « ne voulant pas aller mieux », « malingres » ou créatrices de douleur, comme si tout était dans leur tête. Les hommes souffrants sont plutôt décrits comme étant « braves » ⁠2.

Au Québec, la forte féminisation du corps médical fait dire au DDion que les biais doivent être rares. « On serait dans une société qui dit que les femmes se plaignent pour rien ? On a quand même évolué », lâche-t-il. « On a maintenant près de 70 % des médecins de famille au Québec qui sont de femmes, et il aurait des biais de cette nature-là ? Ça nécessiterait une bonne étude sociologique. »

Dans son livre Unwell Women⁠⁠⁠3 sur les causes des diagnostics erronés soumis aux femmes depuis toujours, Elinor Cleghorn résume la situation ainsi : « Nos connaissances biomédicales contemporaines sont entachées de résidus de vieilles histoires, de sophismes, d’hypothèses et de mythes. »

La Dre Falardeau voit une autre cause aux problèmes de prise en charge des symptômes ressentis par les femmes qui se retrouvent parfois dans les journaux : la médecine en silo.

Les gynécologues ne sont pas formés en neurologie, en psychologie et en douleurs musculaires, par exemple. De plus, ils ne reconnaissent pas tellement le rôle de l’œstrogène à l’extérieur de l’utérus, déplore la médecin.

Je dénonce une médecine non intégrée. On voit les organes de façon séparée. À partir du moment où tu sais que l’œstrogène a 500 rôles et que la progestérone en a 300, tu es capable de comprendre que les palpitations cardiaques, l’anxiété, l’insomnie et la labilité émotionnelle [sautes d’humeur], c’est toute la même affaire.

La Dre Catherine Falardeau

Les médecins qui voient les systèmes en silo ont tendance à chercher des causes pour les infections urinaires, pour les problèmes de sommeil, pour les palpitations, pour l’anxiété, pour les problèmes gastriques. La femme se retrouve alors à passer une série de tests auprès de divers spécialistes, ce qui peut s’avérer anxiogène et inutile, poursuit la Dre Falardeau. C’est sans compter les coûts pour l’État.

C’est là que les informations en ligne et les groupes sur Facebook peuvent être d’un précieux secours.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Collège des médecins ne s’inquiète pas du tout de cette tendance et n’y voit pas de danger. Au contraire. « Moi, je vois ça d’un bon œil, des patients qui deviennent de plus en plus autonomes par rapport à leurs problèmes de santé et de plus en plus connaissants, qui peuvent interroger leur médecin. Tout ça, ce n’est que positif, pour moi », m’a dit son président, le DMauril Gaudreault.

L’ère des médecins qui regardaient les recherches effectuées sur Google d’un mauvais œil semble tirer à sa fin.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Élisabeth Marois-Pagé, médecin de famille

La jeune médecin de famille Élisabeth Marois-Pagé, qui pratique depuis trois ans, assure qu’elle accorde toujours de la crédibilité à ce que ses patients lui amènent comme information. Car il importe de bien décrire ses symptômes avant de les soumettre à Google ou ChatGPT, souligne-t-elle avec justesse. L’expression « mal de ventre » ne suffit pas pour obtenir une réponse adéquate. « Des fois, la personne a tort, mais la majorité a quand même fait des recherches qui ont du bon sens. Moi je trouve ça très pertinent. »

Si l’intelligence artificielle, malgré ses propres biais, pouvait améliorer les soins obtenus par femmes, ce serait sans doute l’un de ses usages les plus remarquables.

1. Lisez l’article du Washington Post (en anglais – abonnement requis) 2. Consultez l’étude (en anglais) 3. Lisez un compte rendu du livre Unwell Women dans The New York Times (en anglais – abonnement requis) Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion

Qui nous a parlé pour ce dossier ?

  • Le DMauril Gaudreault, président du Collège des médecins du Québec (CMQ)
  • Le DSylvain Dion, premier vice-président sortant, Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ)
  • La Dre Michelle Abou Khalil, omnipraticienne spécialiste de la congestion pelvienne dans une clinique privée
  • La Dre Catherine Falardeau, ex-urgentologue et intensiviste aujourd’hui spécialisée dans l’hormonothérapie dans une clinique privée
  • La Dre Isabelle Leblanc, omnipraticienne et présidente du conseil d’administration de Médecins québécois pour le régime public (MQRP)
  • La Dre Élisabeth Marois-Pagé, médecin de famille qui pratique depuis trois ans
  • Le DMarc Bouchard, directeur du programme de doctorat en médecine de l’Université Laval
  • Le DRené Wittmer, professeur adjoint de clinique, département de médecine de famille et de médecine d’urgence, Université de Montréal
  • Paul G. Brunet, PDG et président du conseil d’administration du Conseil pour la protection des malades (CPM)
  • Mathilde Lafortune, responsable des communications, Fédération des femmes du Québec (FFQ)
  • Valérie Bidégaré, ex-journaliste et autrice du livre C’est dans ta tête
  • Pascale Etchebarne, présidente de l’Association Maladie du Lipœdème France (AMLF)
  • Myriam Racat, agricultrice atteinte de lipœdème opérée en Espagne
  • Cassandre Marmin, professeure qui s’est rendue en France pour obtenir un diagnostic de congestion pelvienne et être traitée
  • Caroline Fontaine, femme qui souffre de congestion pelvienne non traitée

Rectificatif : La Dre Catherine Falardeau nous a parlé dans le cadre de ce dossier, pas la Dre Chantal Falardeau. Nos excuses.