Neuf minutes. Au bout de neuf minutes de consultation, une adolescente de 14 ans qui se prétend transgenre réussit à se faire prescrire de la testostérone dans une clinique privée de Montréal. C’est l’un des éléments les plus explosifs d’un reportage de l’émission Enquête, qui pose une question délicate : en matière de transition médicale de genre chez les mineurs, le Québec va-t-il trop vite ?

L’adolescente, une comédienne recrutée par Radio-Canada, en est à sa première consultation. Elle se présente seule et aucune médecin ne l’a envoyée en consultation. « Je vais te commencer à une dose. Ce n’est pas une mini-dose… genre intermédiaire entre adulte pis non-binaire, mettons », lui explique très (trop) rapidement la médecin, qui n’est pas identifiée dans le reportage1.

J’ai retrouvé cette omnipraticienne, qui n’a pas répondu à mes demandes d’interview. Alors, j’ai approché le DAntoine Cloutier-Blais, un des rares médecins québécois à offrir l’hormonothérapie à ses patients transgenres – et, encore plus rare, à accepter d’en parler sur la place publique. Ça prend une bonne dose de courage, par les temps qui courent.

Le DCloutier-Blais a refusé de condamner sa collègue. Même quand j’ai fermé l’enregistreuse en lui offrant de me parler off the record : neuf minutes pour obtenir de la testostérone, à 14 ans, dans une clinique privée, ça ne vous inquiète pas ? Est-ce un cas isolé ? Une dérive marchande ?

Il n’a pas voulu répondre. Je pense qu’il était trop furieux contre le reportage pour lui concéder quoi que ce soit. Il n’est pas le seul, d’ailleurs.

Plusieurs jours avant sa diffusion, le 29 février, différents médias avaient non seulement été alertés, mais encouragés à démolir le reportage d’Enquête… avant même de l’avoir vu. On les avait prévenus que Radio-Canada s’apprêtait à offrir une plateforme à l’extrême droite transphobe, qui n’en demandait pas tant.

« C’est très inflammable comme sujet », se désole le DCloutier-Blais. Très politisé, aussi : l’Alberta conservatrice a récemment restreint l’accès aux soins d’affirmation de genre chez les mineurs.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Le Dr Antoine Cloutier-Blais

C’est sûr qu’on a peur de voir quelque chose d’équivalent se produire au Québec, parce qu’on nous fait passer pour des gens qui travaillent trop vite, qui tournent les coins rond ou qui pratiquent une médecine expérimentale, alors que ce n’est pas du tout le cas. On a de très bonnes lignes directrices de sociétés savantes. […] On sait ce qu’on fait.

Le Dr Antoine Cloutier-Blais

Piloté par la journaliste d’enquête Pasquale Turbide, le reportage de Radio-Canada, proteste-t-il, donne trop de place aux expériences négatives d’adolescentes qui ont fini par regretter leur transition. Il ne dit pas assez que, dans la grande majorité des cas, les soins d’affirmation de genre se passent bien.

Je comprends les frustrations que soulève ce reportage. Mais je suis mal placée pour reprocher à une collègue journaliste de pointer ce qui va moins bien. Le propre du journalisme d’enquête, c’est justement d’exposer des failles.

Et une adolescente de 14 ans qui ressort d’une clinique privée avec une prescription de 30 mg de testostérone à s’injecter chaque semaine, sans même avoir discuté avec l’omnipraticienne des effets secondaires de ce traitement, désolée, mais c’est une faille. Une grosse.

On doit pouvoir en parler sans se faire accuser d’alimenter la transphobie ambiante.

Au Québec, comme ailleurs en Occident, les professionnels de la santé ont adopté l’approche transaffirmative. L’idée est de soigner les jeunes qui présentent une dysphorie de genre le plus rapidement possible, et ce, pour leur propre bien.

L’omnipraticienne filmée à son insu soutient adhérer aux normes prescrites par la World Professional Association for Transgender Health (WPATH), comme tous les professionnels de la santé québécois offrant des traitements hormonaux aux personnes trans.

Or, la WPATH recommande d’entreprendre une « évaluation biopsychosociale complète » des adolescents qui souhaitent transitionner. « Cette évaluation devrait viser à comprendre les forces, les vulnérabilités, le profil diagnostique et les besoins uniques de l’adolescent afin d’individualiser ses soins. »

Ainsi, l’omnipraticienne – qui fait surtout de la médecine esthétique, à en croire sa page Facebook – aurait réussi à établir le profil diagnostique approfondi de l’adolescente en une seule consultation, d’une durée totale de 17 minutes. Difficile à croire.

La WPATH souligne que les hormones doivent uniquement être prescrites lorsque la dysphorie de genre est « marquée et soutenue dans le temps ». D’autre part, le « processus d’évaluation doit être abordé en collaboration avec l’adolescent et ses parents, séparément et ensemble ».

Bref, un médecin doit prendre le temps de connaître son patient, et de bien l’encadrer, avant de lui proposer un traitement qui risque de provoquer l’infertilité, entre autres effets secondaires.

Au Québec, c’est vrai, un mineur peut consentir à un soin médical à partir de 14 ans. Il n’en demeure pas moins que cette omnipraticienne n’a de toute évidence pas respecté plusieurs des normes auxquelles elle affirme adhérer.

Dans le contexte actuel, ces normes devraient pourtant être suivies à la lettre. L’approche transaffirmative elle-même est de plus en plus remise en question – et pas seulement par des politiciens de droite. Des pays progressistes pionniers en la matière, comme la Suède et la Finlande, ont pris un pas de recul et ne prescrivent plus d’hormones aux jeunes de moins de 16 ans. Des États américains interdisent carrément les soins de transition. Au Québec, le gouvernement a créé un « comité des sages » pour trancher ces enjeux.

J’ai l’impression que le comité des sages va être influencé par l’opinion populaire. Si les gens sont défavorables à ce qu’on traite les adolescents avec des soins d’affirmation de genre, ça pourrait très bien faire pencher la balance. Et qui va-t-on aider, au bout du compte ?

Le Dr Antoine Cloutier-Blais

Pas les jeunes trans eux-mêmes, dont la détresse explosera, craint le médecin.

Plus que jamais, les experts qui veulent maintenir ces soins au Québec doivent éviter de donner la moindre prise à ceux qui militent pour les interdire par excès de prudence, par ignorance ou par idéologie. Quitte à ce que ces traitements soient confiés à des cliniques spécialisées dotées des ressources nécessaires pour que ces jeunes patients vulnérables bénéficient du meilleur encadrement possible.

Et quitte à empêcher les cliniques privées d’offrir ces soins entre deux injections de Botox.

1. Visionnez le reportage de l’émission Enquête