Parfois la nuit, quand je vais faire pipi à moitié endormie, j’ai l’impression de croiser les fantômes de mes beaux-parents dans la maison qu’ils ont léguée à leur fils, mais ma chatte Nanette me réveille en se faufilant entre mes pieds, parce qu’elle pourrait me faire débouler l’escalier. Et là, dans le silence de la pittoresque maison Usher, je me pince.

Non pour chasser les fantômes, mais parce que ça fait très exactement un an que j’habite ici et que je ne m’habitue toujours pas à cette idée que personne ne peut me déloger. Ni un propriétaire ni une banque. Pas même l’amoureux, officiellement copropriétaire après une visite chez la notaire.

Malgré tout, chaque premier du mois, je pense au loyer, conditionnement d’une vie de locataire. Il faut maintenant transposer le souci financier sur les impôts fonciers assez salés, et tous les petits bobos inquiétants d’une vieille maison qui demandent réparation dans un quartier où l’on surveille de près le patrimoine. C’est bien pour ça qu’il est si joli. Et inabordable, à moins d’être riche ou héritier.

J’ai peut-être sous-estimé cette angoisse de perdre mon appartement pendant la pandémie. Je n’en dormais plus la nuit.

Je continue de scruter les petites annonces, comme accro à une série true crime, parce que c’est rendu criminel, ce qui se passe avec les rénovictions et le prix des loyers. Je lis chaque article sur la crise du logement et de l’immobilier. Il y en a tous les jours, les médias ne lâchent pas le morceau, heureusement. Malgré leur travail, la loi Duranceau a été adoptée, les évictions se multiplient, on s’en fout, des pauvres et des vieux, les constructions de logements stagnent et on ne voit pas à l’horizon le moindre espoir d’une sortie de crise.

Ma colère demeure intacte, à laquelle s’ajoute maintenant un sentiment de culpabilité. On peut bien se croire à l’abri sous son toit, mais certainement pas en sécurité quand tout va mal autour de soi. Dans ma tête, j’entends Proudhon crier que « la propriété, c’est le vol » ou Max Stirner affirmer que la société idéale est une association d’égoïstes.

Je jouis difficilement de mon nouveau statut de propriétaire, probablement parce qu’il m’est arrivé trop tard, et par décès, dans une période particulièrement sinistre du Québec, où on dirait que tout fout le camp.

On oublie un truc dans les débats sur les traumatismes de cette province, à mon humble avis. Ici, la pauvreté a peut-être plus marqué les gens que la religion ou la survie de la langue française, ces dernières étaient d’ailleurs vues, à tort ou à raison, selon les camps idéologiques, comme responsables de cette pauvreté.

On a beaucoup plus voulu sortir de la pauvreté que du Canada, en choisissant le confort et l’indifférence, pour paraphraser le jeune Denys Arcand.

C’est fou ce que quelques kilomètres peuvent changer dans nos vibrations les plus intimes. Dans toutes les villes, il y a des hauteurs et des bas-fonds, des rues, des ponts ou des chemins de fer qui séparent les classes sociales, dans une géographie qui n’a rien de naturel.

« Ma mère tremblait à l’idée de descendre

encore plus bas. Une rue au sud nous

séparait de la noyade dans la foule en sueur

d’un quartier populaire. Les fleurs qu’elle

plantait autour de la maison nous ont sauvés

de la déchéance sociale »

... peut-on lire dans Un certain art de vivre, de Dany Laferrière.

À Port-au-Prince, les bidonvilles ont une vue imprenable sur les maisons cossues dans les hauteurs de Pétion-Ville, et la dernière fois que j’y suis allée, en 2020, quelque chose avait changé, qu’on sentait jusque dans l’air qu’on respirait. Le grand espace public du champ de Mars et le quartier Martissant au bas de la ville, habituellement remplis de la foule en sueur, étaient désertés. Signe de la crise terrible que l’on voit aujourd’hui, où les gangs armés ont pris possession de la ville.

Depuis longtemps, je me demandais comment Port-au-Prince parvenait à tenir dans cet équilibre précaire entre extrême pauvreté et luxe indécent, sans que les citoyens ne s’étripent.

Ça ne pouvait tenir, justement. Qui a armé ces gangs ? Certainement pas les pauvres.

À l’émission Tout peut arriver, Marie-Louise Arsenault recevait récemment la poétesse Juliette Langevin, qui est aussi travailleuse du sexe. Dans son premier recueil, Fille méchante, elle parle de « la violence de la rue Papineau ». Questionnée à ce sujet, elle a répondu que cela n’avait pas de lien avec la prostitution. « C’est un melting-pot », a-t-elle dit. J’avais l’impression de tout comprendre dans cette courte explication et l’impression qu’elle parlait plus précisément de l’avenue Papineau au sud de la rue Sherbrooke.

J’ai vécu presque 50 ans dans le quartier Centre-Sud. Quand j’ai déménagé l’an dernier au nord de la rue Sherbrooke, je n’ai pas pu échapper à ce sentiment d’avoir quitté le « bas de la ville ».

Cette expression, je l’ai entendue pour la première fois quand j’étais petite, après avoir été complice d’un mauvais coup à l’école avec mon amie qui habitait Rosemont. Elle voulait venir chez moi, on avait imaginé un mensonge, qu’elle avait raté son autobus scolaire. C’était ça, le mauvais coup : vouloir être ensemble.

Sa mère, bien sûr fâchée d’avoir à la ramener en voiture, était persuadée que j’avais une mauvaise influence sur sa fille, parce que je venais du « bas de la ville ». M’enfin, qu’est-ce que ça signifiait, le bas de la ville, et pourquoi c’était dit avec autant de mépris ?

Caroline Dawson l’exprime mieux que moi dans son livre Ce qui est tu :

« La proximité éclate passé sherbrooke, la côte est essoufflante pour ceux qui fument l’argent de la semaine prochaine

Avec dans le ventre uniquement un café, instant, l’ulcère de la haine qu’ils traînent prématurément

Quand centre-sud t’habite, un jet de pierre est un fossé, une béatitude ».

Depuis que j’ai déménagé, je vois moins la pauvreté, je ne me fais plus quêter 10 fois par jour, je n’ai plus à enjamber les junkies pour faire l’épicerie. L’amoureux a habité 25 ans dans mon Centre-Sud que je ne voulais pas quitter, et sans vouloir me blesser, il m’avoue qu’il ne s’en ennuie pas.

Je découvre que c’était ma normalité, en me demandant comment cela a pu m’habiter, et jusqu’à quelle profondeur.

Plutôt que d’avoir une vue sur la prison Parthenais, c’est le mont Royal qui me regarde maintenant, quand je déambule parmi les beautiful people du boulevard Saint-Laurent le samedi soir.

Pourquoi Centre-Sud continue de se dégrader ? Les commerces ferment, le Village est en train de mourir, c’est toujours aussi épeurant dans le coin d’Émilie-Gamelin. Est-ce parce qu’on s’habitue à cela ? Que les élus le savent et font plus d’efforts dans les beaux quartiers où les habitants gueulent plus fort et ont davantage les moyens de se défendre ?

Je comprends des choses très tard après tant de volonté et d’énergie consacrées à voir la beauté dans les misères.