Dans Juste entre toi et moi, le journaliste Dominic Tardif se prévaut d’un grand luxe, celui du temps. Toujours quelque part entre le rire et l’émotion, entre la riche réflexion et l’anecdote à bâtons rompus, ces entretiens sont autant d’occasions permettant à des personnalités médiatiques et culturelles d’aller au bout de leur pensée.

« Raconter, pour mon père, c’est un truc naturel », explique le fils aîné de Marcel Sabourin, Jérôme. « Il peut parler pendant des heures, il est inarrêtable. Et il a un côté hypnotique, parce que chez mon père, tout est fou, mais tout se tient en même temps. »

Une description correspondant parfaitement à l’heure d’entretien que le légendaire comédien nous a accordée autour de petits verres de vermouth (comment refuser ?). Tout était fou, mais en même temps, tout finissait par se tenir, même quand on pensait être perdu à jamais dans les détours d’une de ses longues réponses en forme d’improvisation libre ayant pour thème l’immensité du cosmos.

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« Je ne sais pas ce que tu viens faire icitte, je n’ai rien à dire », lance l’acteur avec son vaste sourire de gamin de 88 ans à notre arrivée chez lui à Belœil, dans cette magnifique maison où il vit depuis une cinquantaine d’années avec sa femme, la discrète Françoise, l’exact contraire de la flamboyance que déploie son mari dès que le rideau se lève. Peu importe que ce rideau soit celui d’une véritable scène de théâtre ou le micro d’une série balado.

Derrière lui, dans la salle à manger où nous nous installons, un tableau d’affichage couvert de Post-it. Sur un d’entre eux, ces quelques mots : « Françoise, je suis en amour avec toi. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Marcel Sabourin en entrevue

Cette maison est l’un des personnages principaux d’Au boutte du rien pantoute, le documentaire auquel a travaillé Jérôme Sabourin au cours des neuf dernières années. Quoique le mot documentaire décrit mal ce portrait kaléidoscopique, profondément cinématographique, à l’image éclatée de l’homme dont la carrière, de La Ribouldingue à J. A. Martin photographe, en passant par l’écriture de chansons pour Robert Charlebois et trois productions d’Ubu roi, se dresse comme un splendide affront à ce monde qui aime tant les cases.

Je n’ai pas fait un film sur mon père, je n’ai pas fait un film sur l’homme qu’est Marcel Sabourin, j’ai fait un film sur l’imaginaire, sur la folie de Marcel Sabourin.

Jérôme Sabourin

« Quand il raconte, l’esprit de mon père devient excité d’être fou, et fou d’être excité », explique Jérôme.

Un être humain doit s’exprimer

C’est à cette excitation folle, ou à cette folie excitée que nous aurons eu accès pendant notre entretien. C’est que lorsqu’il construit une idée, Marcel Sabourin la retourne dans tous les sens, jusqu’à ce qu’il trouve la formule, nouvelle et fraîche, qui chatouillera et satisfera son esprit.

À bientôt 89 ans, Marcel Sabourin a tout d’un homme heureux. Heureux de passer beaucoup de temps dans les riches dédales de sa vive caboche, dont la plupart des couloirs sont encore bien éclairés et où sont entreposés, dans un état étonnamment impeccable, des souvenirs du spectacle d’adieu de la danseuse russe Galina Oulanova, auquel il a assisté en 1960 à Moscou, ou de son dernier souper avec Claude Gauvreau.

Aimerait-il avoir accès à la vie éternelle, si cette éternité se déroulait sur terre ? « De la façon dont ça va là, n’importe quand, je signe ça, répond-il, mais j’aimerais dans 3000 ans pouvoir revenir sur ma décision. »

Ça me prendrait un maudit bout de temps pour me tanner : on a une vie agréable, une vie pleine. Le seul gros, gros problème, c’est que quand tu vis vieux, tu perds tes chums. C’est ce qu’il y a de plus grave, de plus terrible.

Marcel Sabourin

«Marcel ne donne pas l'impression d'être un gars qui accumule du méchant », confiait Michel Rivard dans la biographie de son ami (Tout écartillé, Somme toute, 2018), une hygiène mentale à laquelle s’est astreint celui qui jure n’avoir jamais dit un mot dans le dos d’un ou d’une chum.

S’il a déchiré il y a longtemps la camisole de force du catholicisme dans lequel il a grandi, Marcel Sabourin demeure un homme spirituel, ou du moins, un homme de rituel. Il déverse ainsi chaque matin le flot de ses pensées, lumineuses ou viciées, dans une enregistreuse, un verbiage plus ou moins fécond que recopie sa secrétaire.

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Marcel Sabourin en entrevue

« Après, je relis tout ça mot à mot et je déchire tout ça cérémonieusement, explique-t-il. Parce qu’une fois que c’est sorti, ça laisse paraître d’autres idées qui sont peut-être viables. Autrement dit, quand la cour est pleine, il faut la vider. L’humain est ainsi fait que plus il est sensible, ce qui est le cas de tous les artistes, plus la cour se remplit facilement, vitement, de plein d’affaires. Et il faut que ça exprime, un être humain. »

Le toute panrien

En quoi Marcel Sabourin croit-il ? « Je ne crois en rien pantoute. Le rien pantoute étant le toute panrien. Et le toute panrien étant tous les univers que tu puisses imaginer exister. On est dans un mystère inouï, total et pour moi, totalement merveilleux. Pourquoi ? Parce que j’ai à manger. Si je n’avais pas à manger, je ne trouverais pas cet univers merveilleux du tout. »

Je demande à Marcel Sabourin s’il a quelque chose à ajouter qui resterait juste entre lui et moi, ce à quoi il me répond par un long silence.

« Bien oui, dit-il, parce qu’il n’y a qu’un silence qui peut exprimer ce fait d’être ce petit grain de sable assis à une table sur une planète qui est un petit grain de sable dans un univers qui n’est peut-être qu’un petit grain de sable. Il n’y a pour les êtres intelligents que le silence. Moi, je parle, parce que je ne suis pas intelligent, mais si tu es vraiment ouvert à cet immense phénomène, mystérieux, que représente une galaxie, que représente le fait d’être là, ici, bien, tu ne peux que te fermer la boîte. C’est ça qu’il y a de plus intelligent. »

Au boutte du rien pantoute prend l’affiche le 15 mars.

Trois citations tirées de notre entretien

À propos de sa prise de conscience linguistique lors de sa première visite à Paris

« Je me suis bien rendu compte que je ne parlais pas le beau parler français et que pour parler le beau parler français, comme acteur, il me faudrait contrecarrer 236 circuits à l’intérieur de moi et de mon cerveau. Alors si tu contrecarres 236 circuits, la parole ne s’épanouit pas à l’aise et heureuse d’aller là où elle va telle qu’elle est. »

À propos de sa chanson préférée parmi celles qu’il a écrites pour Charlebois

« Chu d’dans [la deuxième partie de la fresque Fu Man Chu], c’est assez le fun. Parce que oui, on est d’dans. Tout le monde est d’dans. L’univers est d’dans. Il n’y a pas moyen de ne pas être dedans. Ç’a été écrit sur un bord de table, parce que Robert ne voulait plus écrire de chansons. »

À propos de ses parents

« C’est sûr et certain que ce qu’ils m’ont légué, c’est d’être attentif aux autres et heureusement, parce qu’un acteur, c’est attentif à lui-même, c’est plein de lui-même. Heureusement que mon père était pharmacien : ça m’a éveillé à la souffrance des gens. Même si je suis acteur et très égocentrique, je suis touché facilement. »