L’écrivain sait-il jamais par quelle porte un lecteur entre dans son univers ? Dany Laferrière dédie Un certain art de vivre, en librairie ce mardi, à « tous ceux que je croise, ici et là, qui s’étonnent gracieusement de ne m’avoir jamais lu et me promettent de le faire dans une autre vie ».

On y retrouve la forme brève qu’il pratique depuis toujours, comme dans Chronique de la dérive douce, son sixième livre publié en 1994, qui a été personnellement ma porte d’entrée magnifique chez Laferrière. Sauf que le temps a passé sur le narrateur d’Un certain art de vivre, qui revient sur son parcours, avec en filigrane le souvenir lancinant de Hoki, la femme qu’il a aimée. Comme d’habitude, je l’ai bien sûr lu dans mon bain, puisque Dany fait l’éloge de la lecture en eau chaude.

Tout lecteur qui fréquente depuis longtemps l’écriture de Dany Laferrière reconnaîtra ici quelques phrases et formules croisées dans ses propres livres. Chez d’autres, on pourrait parler de recyclage, mais chez Laferrière, il ne faut jamais oublier combien il aime retourner sur ses pas, et qu’il a quand même retouché il y a plusieurs années les livres qui forment ce qu’il appelle son Autobiographie américaine.

Ça fait partie du jeu, de son style, et Un certain art de vivre, écrit-il, « m’aura pris plus de temps qu’aucun autre ».

« Dans ma première version, je n’avais pas mis de phrases anciennes et après, j’ai pensé que ce ne serait pas bien, explique-t-il. Mon art d’écriture est fait beaucoup dans la répétition, c’est la roue qui pour avancer doit tourner sur elle-même. C’est aussi l’idée de la fugue en musique qui pour moi est extrêmement intéressante. En musique, cette idée est acceptée, même qu’on veut que les musiciens reprennent leurs chansons quand ils font un concert, c’est une bataille pour qu’ils ne fassent pas de nouveautés ! Ce qui m’intéresse est de prendre une idée et de la mettre dans des contextes extrêmement différents, ce qui prend une tout autre allure. De la même façon, quand on relit un livre, ce n’est plus le même livre. »

Pour Dany Laferrière, il n’y a rien de plus émouvant que cette phrase populaire que nous finissons inévitablement par répéter : Ma mère disait toujours… « Ça veut dire que j’ai écouté ma mère toujours dire ça, je ne m’en suis pas lassé, ou bien encore ma mère m’a cassé les oreilles, mais maintenant je commence à entendre ce qu’elle disait. »

De toute façon, « l’idée de la répétition impossible » est très bien illustrée dans la nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte de Jorge Luis Borges, l’un de ses plus grands modèles qu’il aime citer depuis longtemps. Une idée disséminée partout dans Un certain art de vivre, où l’on peut lire : « Je n’écris que sur moi. N’étant pas toujours le même », ou bien ceci :

« Je suis cet enfant qui change

Tout le temps ses histoires.

Aucun respect pour les formes.

Aucune loyauté envers les faits.

Et la logique en prend parfois

Pour son grade. »

Chez Dany Laferrière, la figure de l’enfant revient sans cesse, avec son talent pour l’art naïf, ce qu’il n’a pas hésité à faire dans ses romans dessinés, à la surprise de plusieurs. D’ailleurs, je n’en reviens pas qu’il ait 70 ans, car pour moi Dany aura toujours 12 ans en n’ayant jamais perdu cette capacité de tout voir sous un regard neuf.

« Je ne sais pas pourquoi tu me donnes tant, de mon côté, j’ai plutôt 8 ans », me lance-t-il, et nous éclatons de rire. Encore une fois, il est à Paris et je suis à Montréal, nous discutons virtuellement comme si nous nous étions vus la veille et je n’ai jamais vraiment l’impression de travailler quand je fais une entrevue avec Dany. Ni non plus de me répéter, puisque la répétition est impossible. Nous avançons tous les deux dans le temps, lui dans son œuvre, moi dans ma lecture de lui.

Il me présente à l’écran son prochain projet à paraître, Autobiographie américaine dans la collection Bouquins, qui réunit pour la première fois en un seul volume les dix livres du grand projet littéraire de sa vie. Il y a quelques années, Dany m’avait montré non seulement le manuscrit original de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, mais aussi cette feuille jaunie du plan de Autobiographie américaine, et j’avais été sidérée de découvrir que tout avait été pensé chez lui avant même d’être publié.

« Je disais autrefois que j’’écrivais des livres courts parce que j’’avais peur de mourir avant d'avoir fini », confie-t-il.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Dany Laferrière

Quand j’ai vu que j’avais dépassé l’espérance de vie d’un Haïtien et qu’il y avait une chance que ça dure, j’ai repris certains livres pour essayer de les faire plus calmement. Ce n’étaient pas des livres, mais des chapitres d’Autobiographie américaine.

Dany Laferrière

Pour en arriver là, il a fallu en effet qu’il cultive un certain art de vivre, qui était un spectacle en soi, dont j’ai été parfois aux premières loges. Quand il est allé se planquer à Miami pour écrire, en passant par le tremblement de terre en Haïti, jusqu’à son accession au statut d’immortel de l’Académie française, je ne me suis pas ennuyée une seule minute. J’ai toujours dit que Dany Laferrière est le seul véritable dandy que j’ai rencontré dans ma vie, qui s’est littéralement fait naître par ses livres. D’ailleurs, il l’écrit dans Un certain art de vivre : « Au début, je croyais que mes livres venaient de moi pour découvrir enfin que je viens de mes livres. » Avec son air gamin, il me dit que c’est une question d’authenticité.

« Qu’est-ce qui est authentique, qu’est-ce qui est vrai ? C’est quelqu’un qui nous raconte une histoire et qui, cinq ans plus tard, raconte la même histoire. Et quelqu’un dit : c’est la même, donc il avait dit vrai. C’est comme ça que la police et les tribunaux travaillent aussi. Il faut que votre récit reste consistant et authentique. » Ce parallèle avec la police crée un autre fou rire.

Seul un dandy peut se citer lui-même sans nullement donner l’impression d’être pédant. C’est un art que celui de la citation, et Dany Laferrière le pratique allègrement dans tous ses livres avec les autres écrivains, car il est vraiment un très grand lecteur. Je pense même que s’il devait choisir entre lire et écrire, c’est lire qui l’emporterait.

« Les gens ont peur de citer les écrivains, croit-il. Ils pensent que si c’est un écrivain que le lecteur ne connaît pas, il ne voudra plus lire, ou alors ils craignent qu’on dise qu’ils ne font que se mettre sous le parapluie de quelqu’un de plus connu. Il y a toutes les raisons pour ne pas citer les écrivains, mais en fait, c’est que les gens ne savent pas les citer. » Aussi bien faire le boulot lui-même avec ses propres écrits !

C’est avec Borges bien sûr qu’il a découvert cela. « Borges pratique l’érudition merveilleuse. Il y a des gens qui, lorsqu’ils citent des écrivains, s’arrêtent une seconde, prennent leur respiration, et ils claironnent. Vous devez vous agenouiller. Borges non, car il est dévoré par les récits des autres. Pour lui, c’est un bien qui appartient à tout le monde, il n’a aucune jalousie, il pense que c’est un cadeau des dieux et que ça ne vient même pas de l’écrivain qui l’a écrit. »

Dany Laferrière croit que tout écrivain a sa musique propre derrière ses histoires, une petite flûte de Pan ensorcelante. « J’ai tenté avec ce livre, Un certain art de vivre, de faire chanter cette petite flûte tout en dansant, pour voir si les lecteurs vont me suivre. »

À bien y penser, si vous n’avez jamais lu Laferrière, vous devriez peut-être commencer par celui-là, puisqu’il a été écrit pour vous.

Dany Laferrière sera écrivain en résidence au Salon du livre de Trois-Rivières du 21 au 24 mars et participera à une causerie à la librairie Monet de Montréal le 6 avril à 14 h.

Un certain art de vivre

Un certain art de vivre

Boréal

144 pages