L’animateur et producteur Thierry Ardisson a reçu la Légion d’honneur le 11 avril dernier des mains d’Emmanuel Macron. Le chef d’État a salué un « personnage d’une liberté totale, provocateur et érudit », allant même jusqu’à le qualifier de « déchiffreur de la modernité ».

Le président avait-il en tête la question qu’Ardisson aimait soumettre à son émission Tout le monde en parle : « Sucer, c’est tromper ? »

Quoiqu’il en soit, le choix de cet honneur passe très mal en France. Dans un texte intitulé « La gifle », publié samedi dans Libération, Christine Angot a vertement dénoncé cette initiative. Invitée en 1999 sur le plateau de l’émission dont la spécialité était, selon elle, « l’humour-humiliation », au moment de la parution de son roman L’inceste, l’auteure a vécu un mauvais moment.

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Alors que l’animateur lisait un passage où elle raconte les agressions sexuelles que lui faisait subir son père, certains invités (Clémentine Célarié, David Hallyday) ont ricané devant l’animateur visiblement amusé.

Un an plus tard, Christine Angot relate dans Quitter la ville cette scène étrange. Réinvitée par Ardisson, elle vit quelque chose de plus éprouvant encore. Face aux phrases insultantes publiées dans la presse à son sujet et recensées par l’animateur, elle tente de répondre. C’est alors que Laurent Baffie, le fou du roi, hurle : « Je suis en train de parler, Christine : tu m’écoutes sinon j’te claque ! »

PHOTO STEPHANE DE SAKUTIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La romancière Christine Angot, en 2021

Christine Angot a détaché son micro et a quitté le plateau.

« C’est une gifle, écrit-elle dans le texte de Libération. Baffie l’avait annoncée. Macron la donne. » Ouch !

Toujours dans ce même numéro de Libération, l’essayiste et romancière québécoise Martine Delvaux, de passage à Paris dans le cadre du Festival du livre, a rappelé l’insulte de Thierry Ardisson à Nelly Arcan, venue présenter en France son roman Putain, en septembre 2001. Lors de l’entrevue Up and down, Ardisson a demandé à l’autrice québécoise ce qu’il y avait de moins sexy chez elle.

Devant son hésitation, Ardisson lui a dit : « Moi, je sais », avant d’aller lui chuchoter à l’oreille : « Il faut perdre cet accent canadien parce que c’est terrible, je vous jure. On ne parle plus comme ça depuis le XVIIIsiècle. »

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Vendredi dernier, des dizaines de personnalités françaises, dont Judith Godrèche, Anna Mouglalis, Emmanuelle Béart, Antoine Gallimard, Camille Kouchner, Anouk Grinberg, Olivier Assayas, Alexandra Lamy ou Ludivine Sagnier, ont signé une lettre à l’intention du président Macron.

« À l’heure où les consciences s’éveillent enfin à propos des violences sexuelles faites aux enfants et aux femmes, vous estimez opportun de décorer une des figures de proue de la télé trash des années 80-90 », écrivent les signataires, rappelant au passage qu’Emmanuel Macron a déclaré que Gérard Depardieu rendait fière la France.

L’actrice Sara Forestier a elle aussi vivement réagi à la décoration de l’animateur, qu’elle voit comme une « honte ». Lors de son passage à l’émission, en 2006, dans le cadre de la promotion du film Hell, la jeune femme a été bombardée de questions sur sa vie intime.

« T’as déjà dragué un ami de ton père ? », a demandé Thierry Ardisson. « T’as déjà dragué ton père ? », a renchéri Laurent Baffie.

Dix-huit ans après ce moment surréaliste, l’actrice exprime son exaspération de voir Thierry Ardisson aujourd’hui décoré. « Je me demande ce que représente l’honneur pour l’État français. C’est tellement honorable de banaliser l’inceste, l’emprise des hommes plus âgés sur des jeunes filles, d’humilier des jeunes filles en les réduisant au statut d’objet sexuel. »

Thierry Ardisson n’a fait aucun geste criminel. Mais ses propos de mononcle le rattrapent aujourd’hui. Sa façon de cibler l’invitée féminine la plus séduisante du plateau et de la traiter en imbécile devant son auditoire a longtemps été payante. Elle ne l’est plus aujourd’hui.

La France vit les effets d’un mouvement #metoo sans précédent. Tout va extrêmement vite en ce moment. La décision de décorer Thierry Ardisson ne pouvait pas plus mal tomber. Il est étonnant de voir que l’entourage du président n’a pas su prévoir la réaction que suscite cette décoration.

Dans son texte, Christine Angot dit une chose qui résume bien ce qui se passe en ce moment en France. « On a changé d’époque. Mais eux, ils n’ont pas changé d’époque. »

Thierry Ardisson est en effet un homme d’une autre époque. Il n’a pas su évoluer et faire oublier les commentaires machistes qu’il distribuait aux jeunes actrices et chanteuses qui ont défilé sur son plateau.

PHOTO KARINE DUFOUR, FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Thierry Ardisson sur le plateau de la mouture québécoise de Tout le monde en parle, en janvier dernier

Ardisson n’est tellement plus de son époque qu’il ne sait pas que l’expression « les paroles s’envolent, les écrits restent » ne veut plus rien dire. Aujourd’hui, les paroles sont archivées, conservées et voyagent très facilement. Parlez-en aux politiciens et aux personnalités dont les propos sont sans cesse rapportés par un nombre grandissant de journalistes spécialisés dans ce type de rubrique.

En juin prochain, Emmanuel Macron élèvera Michel Sardou au grade de Grand officier de l’ordre national du Mérite. Dans un entretien accordé en 2023 à BFMTV, l’interprète d’Être une femme femme des années 80, mais femme jusqu’au bout des seins ») a dit que les féministes l’« emmerdent » et qu’il trouve le mouvement #metoo « dangereux ».

Mais lorsqu’il sera épinglé par le président Macron, on ne dira rien de tout cela. Les paroles restent. Sauf au moment de la distribution des honneurs.