(Paris) Le soleil plombait par les immenses murs de verre du Grand Palais éphémère vendredi, où l’on pouvait voir sur le Champ-de-Mars les milliers de participants à la Grande dictée des Jeux, réunissant des athlètes de l’orthographe, avant que Paris ne soit pris d’assaut par les sportifs des Jeux olympiques. Près de la tour Eiffel, il y a beaucoup de travaux, on sent que ça s’en vient. Et tous les Français que je connais me disent qu’ils vont foutre le camp pendant les JO.

Mais l’heure est présentement aux lettres, et ça ne fait fuir personne, on dirait.

J’ai raté de peu la visite d’Emmanuel Macron au Festival du livre de Paris, qui n’était pas annoncée pour éviter le grabuge, même si cela a causé d’inévitables perturbations, sécurité présidentielle oblige. Mais à mon arrivée, cela ressemblait à tous les salons du livre, et je ne dis pas cela de façon blasée, car c’est le genre de manifestation qui rassemble un peuple auquel je m’identifie : ceux et celles qui lisent.

Il fait doux et humide à Paris ces jours-ci, et il n’y a pas de climatisation dans le Grand Palais éphémère. J’étais en sueur deux minutes avant l’animation d’une discussion dans une salle pleine à craquer. Je ne sais trop si c’était le trac devant cette foule, l’absence d’aération ou des symptômes de périménopause, mais on m’a confirmé que c’était d’avance un succès public pour cette discussion avec Kim Thúy et Éric Chacour, que je connaissais déjà, et Hemley Boum, romancière d’origine camerounaise que je viens de découvrir.

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Vendredi au Festival du livre de Paris

J’ai plusieurs fois animé des rencontres au Salon du livre de Montréal, sauf que là, c’était ma première fois devant un public français, et j’étais stressée.

Comment lui expliquer avec mon accent que Kim Thúy est une véritable star au Québec, qui a raconté avec tant de délicatesse dans Ru son arrivée avec sa famille dans la petite ville de Granby après avoir fui le Viêtnam ? Que l’engouement monstre autour d’Éric Chacour rappelle celui pour Kim Thúy ?

En tout cas, ça s’est déroulé comme un charme, car Thúy, Chacour et Boum formaient un super trio, même s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Le thème de l’exil m’avait été imposé d’avance, mais nous avons dérivé sur l’amour, car c’est selon moi un sujet encore plus important des romans Ru, Ce que je sais de toi et Le rêve du pêcheur.

J’ai été surprise de voir ensuite beaucoup de gens acheter les trois livres pour les faire dédicacer par les auteurs. Vous devriez voir les files à la table de Chacour, ça n’arrête pas, alors que ça fait plus d’un an que son roman a été publié, ramassant les prix dans son parcours. Une lectrice lui expliquait avoir raté sa station de métro, trop plongée dans sa lecture. D’autres sont presque en larmes devant lui.

Au Pavillon d’honneur consacré au Québec, c’était Sabrine Zerguit, une jeune lectrice de Patrick Senécal, qui voulait acheter son dernier bouquin, Civilisés, pour le faire signer. Elle a découvert l’écrivain par son frère, et quand je lui demande si elle lit d’autres livres québécois, elle me nomme quelques titres de la série des Contes interdits des éditions AdA.

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Patrick Senécal et Vincent Brault

Ma journée a commencé en feuilletant Le Libé des écrivain(e)s, sous la direction de Hervé Le Tellier et de Dany Laferrière. Dans le cahier spécial « Vive le Québec livre », nous avons des textes de Michel Jean, Andrée A. Michaud, Audrée Wilhelmy, Gabrielle Filteau-Chiba, Annie Lafleur, Alain Farah, Larry Tremblay, Éric Chacour et Martine Delvaux, sur des sujets comme l’itinérance autochtone, l’environnement, l’écoanxiété, l’intelligence artificielle, les migrants ou la vision de la France par les Québécois. Je me sentais gâtée de lire ça en sirotant un café sur une terrasse dans le 20arrondissement, tout en me disant qu’on devrait faire bien plus souvent des numéros spéciaux écrits par des écrivains dans nos propres journaux.

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Une du Libération du 12 avril 2024, et celle du cahier spécial « Vive le Québec livre ! »

Ça vient un peu de Martine Delvaux, le « e » ajouté en rouge au mot écrivain sur la une, car dans son texte, elle rêve d’un numéro entièrement écrit par des femmes. Libération lui a demandé un autre texte en réaction à une actualité bien parisienne : la Légion d’honneur remise à Thierry Ardisson par Emmanuel Macron, une récompense qui est dans le collimateur d’une autre écrivaine, Christine Angot. Delvaux et Angot, ça fait une sacrée paire, je trouve.

Le texte de Martine Delvaux s’intitule « Sois belle et ne parle pas avec cet accent-là ».

Lisez le texte de Martine Delvaux (abonnement requis)

L’un des aspects de l’attraction pour la littérature québécoise en ce moment réside dans le féminisme, beaucoup de gens ici me l’ont dit. Les jeunes Françaises, comme ailleurs, sont en quête de textes engagés en ce sens, alors qu’une nouvelle vague #metoo secoue le monde artistique français dans une sorte de décalage horaire, et le Québec en a beaucoup à leur fournir. J’apprends en même temps par une alerte sur mon iPhone qu’Emmanuelle Pierrot vient de remporter le Prix littéraire des collégiens pour son premier roman La version qui n’intéresse personne. C’est en fait une version qui intéresse beaucoup plus de monde qu’on pense.

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Gabrielle Filteau-Chiba en séance de dédicace

À la fin de cette première journée du Festival du livre de Paris plutôt achalandée, j’ai demandé à Sarah-Luna Aboulfath, une jeune caissière du Pavillon du Québec, quels étaient les livres qui ont fait le plus résonner son tiroir. Réponse spontanée : la poésie. Celle d’Hélène Dorion et de Denise Desautels. Aussi Chrystine Brouillet et Qimmik de Michel Jean.

Des ventes, c’est aussi ça, les salons du livre, même si ça ne sonne pas très poétique. En fait, on n’atteint pas le pactole pendant un salon, ce sont les rencontres qui propulsent les ventes sur le long terme. Et c’est drôle, car il a été question d’argent lors de la dernière discussion de la journée entre Alain Farah et Dany Laferrière intitulée « Mille secrets pour un certain art de vivre », qui soudait leurs titres Mille secrets mille dangers et Un certain art de vivre. Laferrière a rappelé que dans sa jeunesse, où il tirait le diable par la queue, il calculait le prix d’un livre au nombre de repas que ça valait. Un nouveau Bukowski, c’était pour lui huit repas. « Je me souviens du premier livre que j’ai acheté sans le lire tout de suite, parce que c’était le début de la bourgeoisie », a-t-il expliqué à Farah.

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Alain Farah et Dany Laferrière

C’est à cela que tout écrivain, québécois ou pas, devrait réfléchir quand on vient lui demander une dédicace.

Quant à moi, je vous reviens lundi, pour un bilan de ce printemps littéraire québécois à Paris, que je trouve plus fleuri que je ne m’y attendais.