Dans Juste entre toi et moi, le journaliste Dominic Tardif se prévaut d’un grand luxe, celui du temps. Toujours quelque part entre le rire et l’émotion, entre la riche réflexion et l’anecdote à bâtons rompus, ces entretiens sont autant d’occasions permettant à des personnalités médiatiques et culturelles d’aller au bout de leur pensée.

Trompette, cor français, trombone, flûte traversière, hautbois, clarinette. Enfant, Anne Dorval a touché, brièvement, à tous les instruments. « Qu’est-ce que j’ai essayé aussi ? Ah oui, plus tard, j’ai pris des cours de batterie ! » Il ne s’agira pas de notre seule surprise.

Anne Dorval, batteuse ? C’était à l’époque où elle étudiait au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Le grand batteur américain Peter Magadini (Al Jarreau, Diana Ross), de passage à Montréal, était tombé follement amoureux d’une de ses camarades de classe et face à la minceur des contrats que la scène jazz locale avait à lui offrir, s’était mis à donner des cours. Parmi ses élèves, il y avait Anne Dorval, pour qui dompter tambours et cymbales avait toujours été un rêve.

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« Mais mon problème, c’est que je veux tout faire à la perfection, ça ne m’intéresse pas d’être une ti-coune de la batterie », explique l’actrice au cours de cet entretien aussi flamboyant qu’introspectif, Anne Dorval étant une de ces rares personnes capables de glisser d’une réflexion plutôt difficile sur son rapport à la mort à une confidence, plus légère, sur son désir de partager son quotidien avec un chien, empêché par ses allergies.

Incapable de devenir la reine du drum en quelques leçons, elle abandonnera donc ses baguettes, comme elle avait abandonné le piano, parce qu’on lui enjoignait de travailler ses gammes, pendant qu’elle souhaitait jouer du Chopin, tout de suite.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Anne Dorval en entrevue

« Tant qu’à se dépasser, commençons maintenant » : tel est son credo, une phrase qui témoigne certes d’une indéniable intransigeance envers elle-même, voire d’un certain jusqu’au-boutisme dont elle a imprégné plusieurs de ses personnages, de la maman de J’ai tué ma mère aux jumelles Crockwell du Cœur a ses raisons.

Mais il y a aussi sans cesse chez Anne Dorval, comme dans l’antichambre de son sourire, la conscience de la fragilité de tout. Tant qu’à se dépasser, commençons maintenant, parce que tout pourrait s’arrêter demain.

Salvatrice autodérision

« Je vis intensément, je suis quelqu’un d’intense », reconnaît-elle, une phrase dont la lecture ne vient probablement pas de vous faire tomber en bas de votre chaise ou cracher votre café. « Mais je suis capable d’avoir un certain recul aussi, je suis capable d’en rire. J’ai un grand, grand, grand sens de l’autodérision, ça m’a sauvée de bien des choses. »

Qu’a-t-elle en commun avec son personnage de Diane dans Mommy, qui pouvait sembler aux antipodes du raffinement qui émane d’elle ? « Je pense que c’est une combattante et moi, je suis une combattante aussi », laisse-t-elle tomber, soudainement plus grave. « Il y a des moments charnières dans nos vies qui changent le cours des choses, qui font qu’on n’est plus la même personne. Il faut faire avec, faire le deuil de certaines choses. »

Et quand on réalise que notre vie ne sera plus jamais la même à cause d’un évènement stupide, ou bien on sombre, ou bien on se bat, pour faire exister quand même le rêve qu’on avait au départ d’être heureux.

Anne Dorval

Anne Dorval est de la deuxième catégorie.

Développer son empathie

Vous souhaitez faire sortir Anne Dorval de ses gonds ? Lancez-lui que les comédiens sont des menteurs professionnels, tout simplement parce qu’ils sont appelés à revêtir différents visages, alors qu’ils sont en réalité des pourchasseurs de vérité.

Dans Quitter la nuit, le très haletant premier film de la réalisatrice belge Delphine Girard portant sur le très délicat sujet du viol, la Québécoise incarne la mère d’un agresseur, un rôle qu’elle aura envisagé de la même manière que tous les autres : avec le plus d’empathie possible.

« Je n’aime pas ça, les gens qui sont égocentriques », tranche-t-elle en se remémorant le malaise qui l’envahissait lorsque des camarades, dans des fêtes de jeunesse, faisaient livrer des pizzas chez le voisin, juste pour rire, sans égard aux autres. Vous l’aurez compris : le cerveau d’Anne Dorval prend parfois de fabuleux détours.

« Ça ne veut pas dire que je n’ai pas mes moments d’égocentrisme », ajoute-t-elle, vraisemblablement toujours craintive de faire l’impasse sur ses propres travers.

Mais je pense que c’est important de développer notre empathie. Et le métier qu’on fait est un bon exercice pour ça. Si tu n’apprends pas à être de plus en plus empathique en faisant ce métier-là, je ne pense pas que tu puisses toucher à quelque chose de plus grand que toi.

Anne Dorval

Faire la paix avec la mort

Et de l’empathie envers elle-même ? Anne Dorval arrive à en avoir davantage qu’avant. « Je pense que oui, répond-elle, mais j’aime bien me mettre la tête dans le sable. Je me regarde de moins en moins dans le miroir, ça me brise trop. À 40 ans, je pleurais, je me disais : “Ça y est, c’est le début de la fin.” Je le voyais dans ma peau. Imagine maintenant ! Je regarde ma peau et je m’écroule, j’ai juste envie de pleurer. C’est pour ça que c’est si dur de faire ce métier-là quand on vieillit. »

Et de sa peur de la mort, un sujet dont elle a souvent parlé, mais qu’il était impossible de contourner, parce que c’est un des préférés de votre journaliste, Anne se soigne petit à petit.

« Il faut faire la paix avec ça », dit-elle, sur le ton de qui essaie peut-être encore un peu de s’en convaincre. « C’est du temps perdu, c’est juste de l’angoisse, c’est juste des nuits blanches. Il faut transformer ça en autre chose. C’est de l’énergie perdue, sinon. »

Quitter la nuit prend l’affiche le 8 mars.

Trois citations tirées de notre entretien

À propos de sa prise de bec avec Éric Zemmour en 2014

[Sur le plateau d’On n’est pas couché, le polémiste avait tenu des propos pour le moins étonnants sur l’homosexualité.]

« Au lieu de m’emporter, ce qui aurait été bien, c’est que je me dépose, que j’aille parler avec lui, que je lui dise calmement : “J’aimerais ça avoir une conversation avec vous, est-ce qu’on peut se parler, est-ce qu’on peut aller déjeuner ?” Parce que oui, ses propos m’avaient piquée, pour les mères, pour toute la communauté LGBTQ+, pour tous les gens qui ne sont pas pareils comme les autres. »

À propos de la présentation de Mommy à Cannes

« Bien honnêtement, j’étais droguée. J’étais tellement traquée avant la montée des marches que Xavier [Dolan] m’avait donné un petit comprimé, qu’il prend lui-même pour se calmer. Mais on n’a pas le même poids, Xavier et moi. Et là, je suis devenue beaucoup trop de bonne humeur. Je me souviens du visage de ma fille qui pleurait, qui était complètement émue. C’est surtout son visage à elle dont je me souviens. Mais je ne me souviens pas d’avoir vu le film, en tout cas. »

À propos de son amour pour son petit-fils

« C’est aussi excessif [que son amour pour ses enfants]. C’est le même amour, mais ça se concrétise différemment. Je fais des choses avec mon petit Paul [2 ans] que je n’avais pas le temps de faire avec mes enfants, ou que je faisais plus vite, ou que je n’avais pas la patience de faire. Quand je suis avec lui, il n’y a rien d’autre qui existe, je ne touche même pas à mon téléphone. On est juste nous deux et on a ben du fun. »