On peut flâner aux alentours de la Place des Arts depuis des décennies sans avoir à débourser un sou pour voir des spectacles durant la belle saison. Mais si on ne redresse pas la barre, la débâcle de Juste pour rire pourrait n’être qu’un premier pas vers la fin des étés festifs au centre-ville, avertissent les directions de plusieurs autres festivals, qui remettent en question la gratuité.

La dégringolade de Juste pour rire, qui s’est placé mardi à l’abri de ses créanciers et a annulé la présentation de son édition 2024, met en lumière un problème de fond dans le financement des festivals, estiment les dirigeants de six autres évènements majeurs, dont le Festival international de jazz de Montréal, Fierté Montréal et le Festival international Nuits d’Afrique.

Dans une lettre intitulée « La crainte d’être les prochains », ils appellent les autorités, tout particulièrement la Ville de Montréal et le gouvernement fédéral, à prendre acte de l’« impasse budgétaire » dans laquelle leurs organisations se trouvent. Tout en reconnaissant que les ennuis financiers du Groupe Juste pour rire n’étaient pas seulement liés à la présentation de son festival, ils voient dans sa déconfiture un « signal d’alarme ».

Lisez « La crainte d’être les prochains »

« Le difficile contexte dans lequel se déroulent depuis des années les festivals présentés gratuitement au cœur de Montréal a dû être placé dans la colonne des moins », écrivent-ils. L’un des problèmes, selon eux, est que « succès de foule ne rime pas avec succès financier ».

Les revenus naguère tirés de la vente de nourriture et de boisson « ont fondu ». La pandémie et l’inflation leur ont fait mal. Les signataires pointent aussi des soutiens financiers qu’ils jugent inadaptés de la part de la Ville de Montréal et du gouvernement fédéral. L’augmentation du nombre de festivals fait aussi en sorte que les sommes accordées à l’un ou l’autre ont pu baisser puisque « l’enveloppe sert plus de clients ».

« Nous en appelons à un coup de barre, à une véritable prise de conscience et à la mise en place rapide d’un plan d’action, d’une stratégie qui viendrait redonner du souffle à un Montréal festif que nous souhaitons préserver », écrivent-ils encore, en affirmant avoir des solutions à proposer.

Revoir le modèle d’affaires

L’une des solutions mises sur la table par le Regroupement des évènements majeurs et internationaux (REMI) est ni plus ni moins que la fin de la gratuité de la totalité des programmations extérieures des grands évènements. L’organisation a d’ailleurs commandé un sondage, dont La Presse a obtenu copie, où elle testait auprès des résidants de la grande région de Montréal des idées comme l’instauration de places assises, de zones VIP ou de gradins payants.

« On maintiendrait [l’essentiel de] la gratuité, mais est-ce que certaines exceptions pourraient être faites à la règle ? », s’est demandé Martin Roy, président et directeur général du REMI, en entrevue avec La Presse. Le coup de sonde démontre que si la population est très attachée à la gratuité (90 % des répondants la jugent essentielle), ils sont entre 46 % et 63 % à faire preuve d’ouverture pour l’implantation de zones accessibles uniquement aux gens disposés à payer pour du confort ou une place plus près de la scène.

Aucun des festivals ne pourrait implanter une telle mesure sans s’entendre d’abord avec la Ville de Montréal puisque, pour avoir le droit d’occuper l’espace public, ils sont tenus d’offrir une programmation gratuite. « On en a parlé avec la Ville, confirme Martin Roy, et pour l’instant, la Ville ne montre pas l’ouverture nécessaire. »

Ericka Alneus, responsable de la culture au comité exécutif de la Ville de Montréal, souligne que la fin de la gratuité universelle est un « cheval de bataille bien connu du REMI ». « On n’est pas fermés à explorer des options qui permettraient une cohabitation entre une offre de festivals gratuite et des éléments payants », dit-elle toutefois.

Il ne s’agit toutefois pas, de son point de vue, d’une solution qui s’applique à tous les évènements. « L’accessibilité à la culture à travers nos festivals est intrinsèquement liée à l’âme de notre ville », indique aussi Ericka Alneus, ajoutant que cette accessibilité est sa « première responsabilité ».

En ce qui a trait au financement, elle rappelle que la Ville a distribué l’an dernier le million de dollars qui servait à la présentation des Week-ends du monde aux festivals montréalais. « On suit la situation de près, on veut pouvoir s’asseoir pour trouver différentes options qui relèvent de chaque [ordre] de gouvernement », assure-t-elle, tout en rappelant que la Ville et les gouvernements aussi font face à l’inflation et à des contraintes budgétaires.

Des structures nuisibles ?

L’annonce choc de la débâcle du Groupe Juste pour rire soulève des questions, juge François Colbert, titulaire de la chaire de gestion des arts à HEC Montréal, dans une lettre adressée à La Presse.

Comment un festival à but non lucratif adossé à une multinationale milliardaire peut-il [être au bord de la] faillite ?

Extrait de la lettre de François Colbert, titulaire de la chaire de gestion des arts à HEC Montréal

La structure même du festival Juste pour rire, une OBNL qui renferme une ou des entités à but lucratif, mérite d’être remise en question à ses yeux, puisque, selon son analyse, « les profits sont gardés par l’entreprise à but lucratif et les dépenses sont affectées à l’OBNL ». Il se demande si l’OBNL Juste pour rire serait au bord de la faillite si elle avait « gardé le contrôle des captations et autres produits payants ».

Lisez la lettre de François Colbert

« C’est de la vieille histoire, en ce qui me concerne, ça fait des années qu’on parle de ça », réagit Martin Roy. Il fait valoir que les organisations appliquent des codes de déontologie, que le gouvernement a étudié la question et que tout est jugé « légitime ». Ce type de structure a été mis sur pied, dit-il, parce que le gouvernement fédéral n’accorde pas de soutien aux organismes à but lucratif.

« Je ne comprends pas pourquoi en culture, en festival ou ailleurs, ça pose un problème, alors qu’il y a des entreprises et des multinationales comme Northvolt, Danone ou Bombardier qui reçoivent des sommes mille fois plus importantes que ce qu’on peut recevoir », souligne Martin Roy, tout en critiquant ces deux poids, deux mesures. Il estime aussi que les subventions publiques constituent une bonne affaire quand on tient compte des retombées économiques générées par les festivals.

Appel à tous

Que pensez-vous de l’idée d’instaurer un volet payant dans la programmation extérieure gratuite des festivals ? Personnellement, pour quoi seriez-vous prêt à payer ?

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