Les déboires financiers du Groupe Juste pour rire, qui a mis à pied près d’une centaine d’employés depuis décembre et annulé mardi la plupart de ses activités – dont la prochaine édition de son célèbre festival – seraient imputables en grande partie à la pandémie, à l’augmentation de ses dépenses et à l’inflation galopante, selon l’entreprise québécoise. Mais n’oublions pas l’éléphant dans la pièce.

Au-delà des conjonctures économiques et des bilans comptables, il reste un facteur intangible qui échappe aux colonnes de chiffres. En 2017, la réputation de Juste pour rire a été mise à mal par le mouvement #metoo. Son vernis de respectabilité s’est évaporé au rythme des nouvelles allégations d’inconduite sexuelle formulées contre son fondateur, Gilbert Rozon.

Gilbert Rozon a été acquitté en décembre 2020 des accusations de viol et d’attentat à la pudeur portées contre lui. La juge Mélanie Hébert a toutefois précisé dans son jugement que la version des faits de Rozon apparaissait « moins plausible » que celle de la plaignante, Annick Charette. Rozon fait désormais face à une série de procès civils de la part de neuf femmes qui lui réclament près de 14 millions de dollars.

Rozon a vendu Juste pour rire en 2018 à l’agence d’artistes hollywoodienne ICM Partners pour environ 65 millions. Quelques mois plus tard, ICM Partners (rachetée depuis par Creative Artists Agency) a cédé 51 % de ses parts à Bell et evenko, afin de s’assurer que Juste pour rire soit admissible aux crédits d’impôt et autres formes de financement public canadien.

Malgré tous ses efforts, l’entreprise que Gilbert Rozon a fondée en 1983 n’a pas complètement réussi à se défaire du nuage noir que les allégations contre son ancien patron ont laissé planer sur elle.

L’image de marque de Juste pour rire est toujours ternie par cette affaire. Selon un reportage du Devoir sur les difficultés de Juste pour rire publié la semaine dernière, des partenaires commerciaux potentiels hésitaient toujours à s’associer au festival. La réputation est une chose bien fragile et certains diront que Gilbert Rozon, qui a plaidé coupable à des accusations d’agression sexuelle au manoir Rouville-Campbell en 1998, n’a que lui-même à blâmer. On ne se remet pas facilement d’une faillite, qu’elle soit financière ou morale.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Gilbert Rozon en 1998 avec Victor, la mascotte officielle de Juste pour rire

Lorsque Rozon a quitté la présidence de Juste pour rire 20 ans plus tard, avant de vendre au rabais son entreprise, celle-ci continuait de naviguer en eaux troubles. Ses dirigeants étaient accusés par d’ex-employés de favoriser un climat toxique, comme l’a révélé une enquête de ma collègue Isabelle Ducas.

Lisez « Climat de travail “toxique” à Juste pour rire »

Je m’étais demandé à l’époque s’il fallait à tout prix sauver Juste pour rire. La question avait soulevé l’ire de plusieurs de ses employés et dirigeants. L’entreprise était encore alors dans une situation enviable, avec ses 34 millions annuels de retombées et les centaines d’emplois permanents et temporaires liés à ses activités dans les domaines de l’humour, du théâtre, de la télévision, etc.

Lisez « Faut-il sauver Juste pour rire ? »

Aujourd’hui, Juste pour rire semble être dans le même état désolant que le tronçon de commerces fermés du boulevard Saint-Laurent, à Montréal, où l’on trouve son siège social.

Parce que quoi qu’on en dise, Rozon était le guide artistique, voire spirituel, de Juste pour rire. De la même manière que l’était Guy Laliberté au Cirque du Soleil, un autre fleuron québécois. Gilbert Rozon avait du flair, une aura, un lustre, que Juste pour rire semble avoir perdus avec « l’affaire Rozon ».

Lorsque j’ai interviewé le très sympathique nouveau patron du volet francophone de Juste pour rire, Patrick Rozon (petit-cousin du fondateur), en 2019, il s’était fait rassurant. Il n’était pas question que Just for Laughs éclipse Juste pour rire, comme plusieurs le craignaient, ni que les copropriétaires américains exigent un « retour immédiat sur leur investissement ». Certains, aujourd’hui, estiment pourtant que c’est ce qui s’est produit.

Je ne sais pas si les fonds publics que reçoit Juste pour rire depuis cinq ans ont été bien gérés. La pandémie a été difficile pour l’ensemble des entreprises culturelles. Ce que je sais, en revanche, c’est que les victimes de cette débâcle sont multiples. Plus de 70 % des employés de Juste pour rire ont été licenciés. Des artistes se retrouvent le bec à l’eau. Et le public perd un accès privilégié à une manifestation culturelle populaire qui fait partie du tissu montréalais. Je me souviens encore d’avoir découvert gratuitement à l’adolescence, sur une scène extérieure, un jeune humoriste à peine plus âgé que moi : Patrick Huard.

L’onde de choc de la faillite de Juste pour rire pourrait avoir des conséquences désastreuses. Que l’un des festivals majeurs de Montréal soit annulé, à quelques mois d’avis, porte atteinte à l’identité de notre ville. On a laissé le Festival des films du monde mourir à petit feu. On ne peut que spéculer sur l’avenir des autres grands rendez-vous culturels estivaux, les Francos et le Festival international de jazz, détenus eux aussi par Bell Média et le Groupe CH (propriétaire d’evenko et de l’Équipe Spectra).

Ces évènements qui ont fait la réputation internationale de Montréal, qui assurent un accès à la culture à des citoyens qui n’y ont pas toujours accès autrement, font partie de l’âme montréalaise. N’attendons pas qu’il soit trop tard pour bien nous en rendre compte.