Que se passe-t-il sur nos scènes en ce moment ? Jamais on n’a vu autant de romans ou d’œuvres cinématographiques adaptés au théâtre.

Après Manuel de la vie sauvage, roman de Jean-Philippe Baril Guérard, voilà que son auteur adapte Royal chez Duceppe. La création avait lieu jeudi soir. Pendant ce temps, Un cœur habité de mille voix, de Marie-Claire Blais, est présenté à l’Espace Go après avoir été revu par Kevin Lambert.

Je peux aussi vous parler de N’essuie jamais de larmes sans gants, de Jonas Gardell, que le Trident et Duceppe ont récemment offert, d’Orgueil et préjugés, de Jane Austen, qui, après Québec, ira au Théâtre Denise-Pelletier la saison prochaine. Notons que ces deux mêmes théâtres se sont emparés l’an dernier des Plouffe, de Roger Lemelin, au moment même où La Bordée adaptait Là où je me terre, de Caroline Dawson.

Les lancements de saison 2024-2025 commencent à peine et on peut déjà dire que cette tendance à l’adaptation sera très forte.

Le TNM va porter à la scène La femme qui fuit, roman d’Anaïs Barbeau-Lavalette. La trajectoire des confettis, de Marie-Ève Thuot, et Paul à la maison, du bédéiste Michel Rabagliati, seront remaniés pour Le Trident. Quant au roman Ma vie rouge Kubrick, œuvre de Simon Roy, il sera offert au Théâtre Denise-Pelletier.

Toujours à ce même théâtre, le duo Félix-Antoine Boutin et Sophie Cadieux, qui a déjà adapté Fanny et Alexandre, film de Bergman, va maintenant s’attaquer à Peau d’âne, d’après le conte de Charles Perrault.

Étant dans le secret des dieux, je peux vous dire qu’on annoncera au cours des prochains jours l’adaptation théâtrale d’un roman québécois qui a obtenu un énorme succès au cours des dernières années.

Les scénarios de films ne sont pas en reste. Deux femmes en or, Le déclin de l’empire américain et Le roi danse ont tous fait l’objet d’adaptation sur les planches. Et comme si ce n’était assez, on puise aussi du côté de la télévision : Symphorien et Moi et l’autre (qui sera présenté au Théâtre du Vieux-Terrebonne l’été prochain) ont inspiré des producteurs privés.

Comment faut-il interpréter ce phénomène ? Sommes-nous en panne d’inspiration à ce point ?

D’abord, il faut préciser que ce mouvement n’est pas nouveau. Le TNM a déjà donné dans le genre avec l’adaptation d’œuvres littéraires (L’Odyssée, Don Quichotte, L’avalée des avalés, L’hiver de force). Mais des professionnels du milieu théâtral avec lesquels je me suis entretenu ces derniers jours sont tous d’accord pour dire que ce courant est très fort en ce moment.

Les théâtres font face à de nombreux défis. Ils doivent trouver toutes sortes de moyens pour garder la tête hors de l’eau. Les adaptations d’œuvres ayant une résonance forte auprès du public sont une avenue.

Parmi les gens qui iront voir Royal ou La femme qui fuit, il y a ceux qui connaissent déjà l’œuvre pour l’avoir lue. Mais il y a aussi ceux qui sont attirés par le buzz. On me disait que les billets pour l’adaptation théâtrale du Déclin de l’empire américain étaient tous vendus avant le soir de première, à l’Espace Go, en 2017. Quant à Royal, sa publicité clame que 15 000 billets ont déjà trouvé preneur.

Est-ce que la transposition d’un roman à la scène donne automatiquement une bonne pièce ? La réponse est évidemment non. Le talent de celui ou celle qui remaniera l’œuvre et le travail de l’équipe de production comptent énormément dans la réussite de l’entreprise. Mais quand le but est atteint, cela peut procurer quelque chose d’extraordinaire.

« Cette démarche permet parfois de mettre en valeur des dimensions qui sont en mineur dans le roman », m’a dit Paul Lefebvre, conseiller dramaturgique et artistique au Centre des auteurs dramatiques (CEAD). « Ça permet de déployer certains éléments du roman. »

Ce dernier ne croit pas que cette avalanche d’adaptations, qui s’inscrit dans un vaste mouvement d’hybridation touchant toutes les sphères de la culture, nuise à la création d’œuvres originales ou à l’exploitation du répertoire existant.

Cela dit, une œuvre adaptée d’un roman ou d’un scénario de film prend quand même la place d’une « véritable » pièce de théâtre dans une programmation. Les dramaturges devraient-ils s’en inquiéter ?

« Un roman n’est pas fait pour la scène, m’a dit un auteur bien en vue dans le monde du théâtre qui tient à défendre son territoire. Cet exercice est risqué. Je crois que ce mouvement montre à quel point la création d’une œuvre originale est confrontante pour un metteur en scène. »

Son point de vue est intéressant, car une directrice de théâtre me confiait que ces propositions d’adaptation viennent souvent des metteurs en scène eux-mêmes. Et aussi d’auteurs ou de comédiens qui ont envie de plonger au cœur d’une œuvre ou d’un personnage littéraires.

Je remarque que ce phénomène rejoint une autre tendance qui consiste à vouloir complètement adapter les grands classiques. Pour cela, on coupe, on réduit, on charcute, on réaménage, on réinterprète. Encore là, le résultat peut être réussi ou carrément raté.

Il y a deux façons de voir ces expériences de métissage et d’adaptation au « goût du jour ». Les puristes verront là une opération bassement commerciale destinée à appâter des spectateurs. Les autres applaudiront ces initiatives qui visent à nous offrir une forme d’art hybride et nouvelle.

On a tellement demandé aux théâtres de se « réinventer » et de trouver des moyens d’attirer le public. Et on a tellement répété (j’en fais partie) que les directeurs de théâtre ne se souciaient pas des intérêts du spectateur qu’il est difficile aujourd’hui de leur reprocher d’essayer de nouvelles choses pour nous faire quitter notre divan.