Avec Les années désertées, David Clerson ajoute un cinquième livre à une des œuvres les plus singulières de la littérature québécoise, dans laquelle les marginaux continuent de témoigner de plus de lucidité que quiconque obéit à la marche de nos sociétés.

Pour écrire, David Clerson aime s’enfermer dans une cabane, ou ici, dans ce sombre atelier d’un immeuble poussiéreux du Mile End, le temps de s’immerger pendant huit, neuf ou dix heures, à distance des contingences de la vie dite vraie.

« Et ce livre parle un peu de ces moments de coupure durant lesquelles on écrit vraiment et on lit vraiment. Il parle de la littérature vécue entièrement, quelque chose que je trouve assez beau, même si, dans le livre, ce n’est pas que positif », dit-il au sujet des Années désertées, un roman épousant la forme baroque d’une longue liste de courtes descriptions de manuscrits.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

David Clerson en entrevue

À la mort de son frère, qu’il n’a pas vu depuis 30 ans, un homme hérite de sa maison décatie, au fond d’un rang mauricien, où il découvrira cent manuscrits jamais publiés. Et entreprendra de lire chacun d’eux.

Une manière pour David Clerson de rendre hommage, en filigrane, à une littérature excessive, entichée de ses idées fixes, aux antipodes de celle « qui évite ces débordements-là, ces risques d’imperfection dans lesquels je trouve souvent plus de matière que dans ce qui est trop rond », explique le grand lecteur, qui avoue avoir développé une lassitude, au cours des dernières années, face au règne d’une littérature « trop léchée ».

J’aime bien l’idée de représenter une littérature dans son imperfection, de parler de textes illisibles, incompréhensibles, fragmentaires, parce que je pense que souvent, les plus beaux passages d’un livre, les plus intéressants, sont ses passages biscornus, qui dépassent du reste.

David Clerson

Inquiétante coïncidence

Si l’œuvre de David Clerson a quelque chose d’autobiographique, ce n’est que sous plusieurs couches d’images mythologisantes, de fables glauques et de visions flirtant avec le surnaturel. Mais comme cet écrivain en rupture avec le monde se révélera à son frère, par-delà sa mort, à travers ses cent manuscrits, l’auteur d’En rampant et de Dormir sans tête croit apparaître un peu partout dans ses propres livres.

Il y a, en tout cas, beaucoup de sa relation avec ses trois frères dans toutes les relations fraternelles que contiennent ces histoires pleines d’humidité, d’animaux morts et de corps atrophiés. Toutes les obsessions, tous les traits distinctifs de l’écriture de David Clerson réapparaissent d’ailleurs dans Les années désertées, dont son amour pour les mots rares et cette ensorcelante alternance entre de longues phrases sinueuses et d’autres, sèches comme des brindilles.

« Il s’est produit cette coïncidente étonnante, presque inquiétante », confie, en hésitant beaucoup, celui qui demeure réticent à tisser des liens entre sa vie et son travail. « Au début de janvier, j’étais ici, dans mon bureau, quand mon téléphone a sonné et qu’on m’a annoncé la mort subite d’un de mes frères. Deux minutes après, mon éditrice m’appelait pour me parler d’un détail qui restait à régler pour la quatrième de couverture. » Quatrième de couverture d’un roman qui raconte l’histoire d’un homme qui apprend la mort de son frère.

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David Clerson

La coïncidence ne devient que plus troublante, presque bouleversante, à la lumière des quelques évocations qu’offre Clerson au sujet de son frère parti trop tôt, dans la mi-cinquantaine, un marginal « qui ne correspondait pas à notre monde, à cet univers de compétition, de performance, de mise en scène de soi, qui a fini par l’écraser ».

Comme avec Mon fils ne revint que sept jours (2023), dans lequel un homme qui renoue avec sa mère après avoir erré pendant des années sur les routes américaines de l’indigence, Les années désertées semble suggérer qu’il y a dans le choix des drop-out de la société plus de lucidité que chez ceux et celles qui participent à la marche du monde et lui obéissent.

« J’ai beaucoup de sympathie pour ceux qui sont réduits à l’errance ou à la pauvreté, parce que le système dans lequel on vit est extrêmement violent », observe celui qui enseigne la littérature au collégial.

Je le constate quand je parle à mes étudiants : ils la ressentent intimement, cette violence et la vivent très mal. Alors dans le choix de prendre un chemin différent, et souvent plus difficile, je vois une certaine beauté.

David Clerson

Une étrangeté parlante

Son œuvre aura souvent été qualifiée d’étrange et David Clerson s’en réjouit, dans la mesure où cette étrangeté permet, précise-t-il, « de revenir au monde d’aujourd’hui par des voies inattendues ».

Punk un jour, punk toujours, pourrait-on conclure au sujet de celui qui a eu l’impression de se trouver des frères (!) et des sœurs, adolescent, dans les sous-sols de la scène musicale de Sherbrooke, sa ville natale, où son père travaillait comme organiste à l’église.

« De façon intuitive, quand tu es jeune, tu te rends compte que le monde est en ruine, se remémore-t-il, et que tu peux peut-être reconstruire quelque chose de manière différente, en prenant le négatif et en le rendant positif. » Exactement ce qu’accomplissent ses livres.

Les années désertées

Les années désertées

Héliotrope

144 pages