À moins de faire du cinéma et de s’appeler Denis Villeneuve, on devient rarement célèbre au Québec avec la science-fiction. D’ailleurs, l’arrivée prochaine de Dune 2 m’offre un excellent prétexte pour ressortir avec joie les romans de Frank Herbert de ma bibliothèque.

Les plumes québécoises de la SF sont le plus souvent confinées au cercle restreint des amateurs du genre, mais depuis quelques années, la SF déborde du cadre des maisons d’édition spécialisées ce qui, je crois, amène un nouveau public à ces auteurs. Pensons par exemple à Christiane Vadnais et à Karoline Georges qui sont publiées chez Alto – Karoline Georges est de plus entrée dans la prestigieuse collection SF chez Folio – ou à Mireille Gagné et à Christian Guay-Poliquin à La peuplade. Les regrettés Nelly Arcan et François Blais ont aussi tâté de la SF vers la fin de leur vie (Paradis clef en main, La seule chose qui intéresse tout le monde).

Cela va faire remonter de très lointains souvenirs à certains lecteurs, mais le tout premier roman de science-fiction dans ma vie a été un roman québécois : Surréal 3000, de Suzanne Martel, un classique de la littérature jeunesse à l’époque. Je trouvais extrêmement étrange qu’une histoire de science-fiction se déroule chez moi, avec comme paysage le mont Royal, où des enfants devaient vivre sous terre après une catastrophe nucléaire. La SF, pour moi, c’étaient des films américains ou des dessins animés japonais. Mon chum avait le même blocage quand il était enfant, quand il jouait à reculons à Donjons & Dragons avec ses amis exaspérés qu’il veuille appeler son personnage Steve ou Stéphane, des noms qui n’avaient pas la prestance de Gandalf ou d’Aragorn, disons.

Nous avons beau abriter au Québec des entreprises d’effets spéciaux parmi les meilleures au monde, le cinéma d’ici n’a pas les moyens de Hollywood, si bien que la science-fiction québécoise est plutôt rare sur nos écrans, et utilise souvent l’humour et le pastiche, comme Dans une galaxie près de chez vous, quand elle n’assume pas son statut secondaire tel qu’exploré dans le film Viking, de Stéphane Lafleur.

Peut-être qu’il ne s’agit pas seulement de budget, peut-être qu’au Québec, nous avons de la difficulté à nous projeter dans l’avenir ou dans des mondes imaginaires, tellement nous avons besoin de nous voir tels quels, dans le réel. Pourtant, nous avons eu depuis longtemps des auteurs de science-fiction établis, comme Élisabeth Vonarburg, Daniel Sernine, Joël Champetier et… Esther Rochon.

J’ai eu un immense coup de foudre pour Esther Rochon dans les années 1990 en lisant Coquillage. Des décennies plus tard, ce roman inclassable me hante encore. C’est un petit chef-d’œuvre qui mêle étrangeté, sensualité, amour, terreur et poésie. Je pourrais bien vous dire que ça raconte l’histoire de deux personnages qui ont entretenu une liaison passionnelle avec un monstrueux crustacé, ça ne pourrait pas vraiment expliquer la puissance de cet imaginaire qui vous engloutit. On a d’ailleurs parfois comparé Rochon à Lovecraft, mais franchement, elle est indéfinissable. J’avais lu ensuite les premiers livres de son cycle « Les chroniques infernales », six romans dans lesquels elle redéfinit complètement l’idée de l’enfer. J’en avais fait des rêves fuckés pendant des mois.

Esther Rochon, 75 ans aujourd’hui, a été reconnue et célébrée dans le milieu de la SF, en recevant plusieurs fois dans sa carrière le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois et le Prix Boréal. Beaucoup ne savent pas, ou ne se souviennent pas qu’elle a gagné à ses débuts, en 1964, le premier prix dans la catégorie « contes » du Concours des jeunes auteurs de Radio-Canada, ex æquo avec un certain Michel Tremblay. Le premier livre publié de l’auteur des Belles-sœurs, n’oublions pas, était Contes pour buveurs attardés, et le fantastique a toujours eu une présence dans son œuvre (pensons aux tricoteuses des Chroniques du Plateau Mont-Royal).

Je n’avais pas lu Esther Rochon depuis longtemps, et il faut dire qu’elle n’avait pas publié depuis un bon moment, mais, enhardie par ma relecture de Dune peut-être, j’ai eu envie de plonger dans son tout dernier livre qui paraît bientôt chez Alire, Le disque blanc. Ça se passe à une époque indéfinie, après une catastrophe climatique qui a réchauffé la Terre, au sein d’une commune d’artistes qui vivent en troglodytes dans un village situé dans un désert. Pas très loin d’un mystérieux disque blanc qui serait là depuis des temps immémoriaux et qui aurait le pouvoir d’inspirer, de rendre les êtres meilleurs, mais aussi de faire disparaître parfois ceux qui l’approchent. Ces artistes fabriquent de magnifiques chevaux de ciel pour divertir les citadins et leur art sera menacé. Par la technologie, la mode, les guerres, la tradition, par le danger de ne pas se renouveler.

Mais ça ne sert pas à grand-chose de raconter l’intrigue des romans de Rochon, ça ne rend jamais justice à ses livres. Tout ce que je sais est que j’ai été déstabilisée au départ, comme d’habitude, et qu’ensuite, la magie a encore opéré. Il faut entrer chez Rochon comme on entre dans l’inconnu. Plus j’avançais dans ma lecture, plus j’étais éblouie par cette fable sur la création, les liens qui nous unissent ou nous séparent, et sur cette possibilité d’éternité.

Les auteurs de science-fiction me fascinent depuis longtemps, même s’ils ont toujours été en marge de mes lectures de romans, disons, traditionnels. D’où sortent-ils tout ça, d’où ça leur vient ? Comment font-ils pour inventer des mondes aussi complexes, pour oser sortir aussi radicalement de la plate réalité ? Déformation de journaliste, sûrement, j’aurais du mal à inventer une fiction qui se passe dans notre monde. Alors faire du Esther Rochon, je ne pourrais pas. Personne ne le peut, de toute façon. Elle est unique.

En librairie le 22 février

Le disque blanc

Le disque blanc

Alire

228 pages