(Berlin) Christine Angot a décidé de filmer la vérité. Non pas sa vérité à elle, mais la vérité tout court. Son documentaire Une famille, présenté dans la section Encounters de la 74e Berlinale samedi, donne d’ailleurs tout son sens à l’expression cinéma-vérité.

Révélée à 40 ans par L’inceste, en 1999, l’écrivaine revient dans le roman Le voyage dans l’Est, prix Médicis 2021, sur les viols répétés qu’elle a subis dès l’âge de 13 ans, à partir du moment où elle a rencontré pour la première fois son père, lors d’un voyage à Strasbourg.

Le tournage d’Une famille, réalisé à partir de 2021, est en quelque sorte un complément en image au roman. Il débute à Strasbourg, dont le souvenir douloureux bouleverse Christine Angot. Elle décide, après des appels restés sans réponse de la femme de son défunt père, de se rendre chez celle-ci sans s’annoncer. On voit l’écrivaine hésiter, puis sonner et littéralement forcer la porte, lorsque la veuve de son père refuse qu’elle entre avec des caméras.

Elle a besoin de témoins, besoin de se sentir soutenue, lui dit-elle en criant, après l’avoir un peu bousculée. On a presque pitié pour cette octogénaire prise d’assaut. Elle tente de se défendre comme elle peut – elle ne savait pas, elle la soutient, elle n’a pas pu confronter son mari atteint d’alzheimer, elle a cru, comme c’était un roman, qu’il y avait du vrai et du faux. Christine Angot lui fait payer au centuple chaque mot maladroit, chaque phrase équivoque.

C’est la plus grande force de ce documentaire : il ne gomme rien. Ni les accès de colère ni la violence verbale ou physique.

Dans cette mise en scène, Christine Angot ne se donne jamais le beau rôle. Elle ne tente pas de paraître sympathique, tant s’en faut. Elle n’a, du reste, jamais fait aucun effort pour plaire, à l’intelligentsia, au public, à ses lecteurs ou à ses éditeurs.

PHOTO STEPHANE DE SAKUTIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Christine Angot

Aussi, elle nous place, nous, spectateurs, dans une position délicate et inconfortable. Celle de plaindre une vieille dame qui a fermé les yeux et détourné le regard, qui n’a pas fait preuve d’empathie pendant des années, parce qu’elle semble faire amende honorable devant les caméras dès lors qu’elle se sait filmée. C’est elle, se dit-on d’emblée, qui est agressée par cette documentariste aux méthodes douteuses qui lui a tendu un guet-apens et qui ne la laisse pas s’expliquer. Et l’on oublie qui est la véritable victime dans cette histoire.

On trouve injuste que la romancière reproche à sa mère de se dire blessée que leur relation ait été brisée à l’aube de l’adolescence par cet inceste dont Christine Angot a gardé le secret jusqu’à l’âge adulte. Même si l’on comprend que c’est parce qu’elle-même est brisée. On la trouve dure de reprocher à son ex-mari de ne pas être venu à son secours lorsqu’il a soupçonné que les viols avaient recommencé, alors qu’elle était dans la mi-vingtaine. Même si l’on comprend que les mécanismes de pouvoir de l’inceste ne disparaissent pas après l’enfance.

Christine Angot met tout son entourage au banc des accusés, avec sa caméra accusatrice, dans Une famille. Elle ne tolère plus la complaisance et l’inertie, les euphémismes et les excuses molles. Pas plus qu’elle ne tolère les blagues indécentes d’animateurs misogynes comme Thierry Ardisson (on la voit quitter le plateau du Tout le monde en parle français en 2000). Elle est en colère, contre tout le monde ou presque – à l’exception de sa fille, émouvante –, et elle a raison de l’être. Parce qu’on ne protège pas les victimes d’inceste. Personne ne le fait. Ni les proches, ni les familles, ni les villages, ni l’État.

Les victimes sont laissées à elles-mêmes pendant que ceux qui les entourent tombent des nues le jour où le secret est révélé ou feignent de le faire. Je n’ai jamais rien vu, je ne pouvais pas deviner, à moi, il n’a jamais rien fait, etc. Et puis, c’était un homme très bien vu dans la communauté (comme le beau-père de Neige Sinno dans son poignant récit Triste tigre).

La cinéaste remonte le fil des évènements à l’aide de photos et de vidéos. Grâce à sa narration hors champ, on comprend que ses demi-frère et demi-sœur ont toujours soutenu qu’elle fabulait à propos des rapports incestueux de leur père. Et grâce au montage, on comprend plus tard à quel point la femme du père de Christine Angot a été hypocrite devant les caméras. Aussitôt le dos tourné, elle a déposé une plainte contre l’écrivaine, notamment pour voies de fait. Elle tremble de colère en lui laissant un message sur sa boîte vocale. « Je vais les tuer », dit-elle.

Sa colère ayant fait place au doute, elle reconnaît qu’elle a été agressive, voire violente, à l’occasion d’une discussion aussi franche qu’intéressante avec son avocat. Il ne faudrait pas que les personnes qui se sont tues se disent désormais victimes, plaide-t-il. C’est du cinéma direct. À son plus déstabilisant, à son plus malaisant, à son plus percutant. Et à son plus authentique.

Un drôle d’Assayas

Le cinéma français était à l’honneur samedi à la Berlinale. Hors du temps d’Olivier Assayas était présenté en compétition. Une fiction autobiographique que n’aurait pas reniée Truffaut, narrée par la voix hors champ, monotone et tremblotante du cinéaste des Destinées sentimentales, rappelant celle de Vincent Delerm chantant Fanny Ardant et moi.

PHOTO CAROLE BETHUEL, FOURNIE PAR LA BERLINALE

Micha Lescot et Vincent Macaigne dans Hors du temps

Hors du temps est un film de confinement. L’histoire de deux frères qui se réfugient dans la maison de campagne familiale au début de la pandémie de COVID-19, avec leurs compagnes respectives. C’est ce qu’Assayas a fait avec son frère Michka, animateur de radio et critique de musique rock.

Dans Hors du temps, ils se prénomment plutôt Étienne et Paul, mais dans sa narration, littéraire, poétique et légèrement décalée par rapport au récit qu’il met en scène, Assayas fait référence à son propre parcours de cinéaste (Irma Vep, l’influence des Nabis, etc.). C’est Vincent Macaigne, abonné aux rôles tragicomiques, qui incarne Étienne, l’alter ego d’Olivier. Et de fait, Hors du temps, avec ses perles d’autodérision, est peut-être le plus drôle des films d’Assayas.

PHOTO JOHN MACDOUGALL, AGENCE FRANCE-PRESSE

Olivier Assayas

Il y a un parfum de nostalgie dans ce film qui revisite l’enfance, le poids du legs culturel des parents (des livres reliés en Italie par le père écrivain meublent les rayonnages), mais aussi la relation fraternelle. Les frères Assayas ont grandi ensemble, ont travaillé dans les mêmes domaines – Olivier a débuté comme critique aux Cahiers du cinéma –, mais ont façonné leurs propres trajectoires. Sont-ils devenus des étrangers l’un pour l’autre ? Ce qui est sûr, c’est qu’après trois mois de confinement, ils se tapent sur les nerfs…

Étienne fait des achats compulsifs sur Amazon, malgré les remontrances de son frère. Il est complètement obsédé par les consignes sanitaires. Archi précautionneux, il se lave les mains en suivant à la lettre des tutoriels sur YouTube, après avoir mis tous ses vêtements au lavage. Tout ça parce qu’il vient d’aller chercher sa commande dans le stationnement de l’épicerie, masqué et ganté. En revanche, il se dit « pas psychologiquement prêt pour la boulangerie » !

Son frère (Micha Lescot), le critique rock en manque de liberté, est profondément irrité par ce qu’il décrit comme une névrose, lui qui se cuisine des crêpes sans arrêt.

Heureusement, ils ont aussi des moments de complicité. Des repas sur la terrasse à deviner qui chante telle chanson et à se retrouver dans leur amour partagé de la musique.

« En ce moment, il n’y a rien qui me donne de l’espoir », dit en entrevue Étienne (Macaigne empruntant la voix traînante d’Assayas), tout en étant conscient de son privilège d’être confiné dans le confort bourgeois d’une maison de campagne et appréciant ce « temps arrêté ».

C’est un érudit qui cite de mémoire des poèmes, mais prétend en entrevue à France Culture avoir lu un livre japonais « parce que ça fait bien », ce que lui reproche gentiment sa compagne. On retrouve avec bonheur le cinéma franco-français d’Assayas, celui de L’eau froide, de Fin août, début septembre, d’Après mai. Une comédie toute simple, mais irrésistible, qui nous rappelle inévitablement des gens de notre entourage pendant la pandémie.

Il y a des clichés qui ne se perdent pas

PHOTO KIMBERLEY ROSS, FOURNIE PAR LA BERLINALE

Renate Reinsve dans Another End, de Piero Messina

À la fin de la projection de presse d’Another End, présenté lui aussi en compétition, quantité de festivaliers ont pouffé de rire spontanément. Parce que ce film de l’Italien Piero Messina, mettant en vedette Gael Garcia Bernal, Renate Reinsve et Bérénice Bejo, n’en finit plus de finir en dévoilant des punchs prévisibles. Campé dans un futur plus ou moins rapproché, ce drame de science-fiction imagine une technologie qui permet d’implanter à court terme la mémoire d’une personne décédée dans le corps d’un donneur. Une façon de faire des adieux plus sereins. Aussi, Sal (Gael Garcia Bernal) se laisse convaincre par sa sœur (Bérénice Bejo) de faire revivre la mémoire de sa femme Zoé dans le corps d’Ava (Renate Reinsve). L’occasion de voir la comédienne norvégienne, révélée par The Worst Person In The World de Joachim Trier, flambant nue dans un deuxième film d’un réalisateur de la compétition en deux jours. Comme quoi il y a des clichés qui ne se perdent pas dans le cinéma.

Les frais d’hébergement ont été payés par la Berlinale et Téléfilm Canada.