Vous ne verrez pas Coup de chance, le 50e long métrage de Woody Allen, dans un cinéma près de chez vous ce week-end. À moins que vous n’habitiez New York ou l’une des 12 villes américaines où le film a pris l’affiche le 5 avril.

Le distributeur nord-américain de Coup de chance, le premier film en français du cinéaste de Manhattan et de Midnight in Paris, n’a pas prévu de sortie en salle au Québec de cette comédie dramatique mettant notamment en vedette le Franco-Québécois Niels Schneider.

La réputation du cinéaste de 88 ans, qui a tourné un film par année pendant 35 ans, a été ternie au point où la distribution de ses films se fait désormais au compte-gouttes. Ces dernières années, des actrices telles Mira Sorvino (une victime de Harvey Weinstein), Kate Winslet et Greta Gerwig ont déclaré regretter avoir tourné avec Allen. Timothée Chalamet et Rebecca Hall, vedettes de A Rainy Day in New York (2019), qui n’a pas pris l’affiche au Québec, ont fait don de leur salaire.

En 2014, la fille adoptive du cinéaste, Dylan Farrow, a réitéré dans un blogue du New York Times avoir été agressée par Allen. En 1992, au moment des faits allégués, Dylan Farrow avait 7 ans et Woody Allen venait de quitter sa mère, la comédienne Mia Farrow, pour la fille de 21 ans de cette dernière, Soon-Yi Previn. Les médias ont ébruité l’affaire, mais elle n’a pas eu de conséquences immédiates sur la carrière de Woody Allen. À ce jour, le cinéaste plaide l’aliénation parentale.

À l’époque, le cinéaste n’a pas été traduit en justice après deux enquêtes, dont celle des services de protection de l’enfance du centre hospitalier de l’Université de Yale, à New Haven, dans le Connecticut. Mais le mouvement #metoo et un récent documentaire produit par HBO, Allen vs Farrow, ont jeté un nouvel éclairage sur cette histoire : la complaisance des enquêteurs envers Allen, l’arsenal juridique et de relations publiques à sa disposition, le procureur qui a cru la version de Dylan Farrow, mais a choisi de ne pas porter des accusations pour la protéger, etc.

Woody Allen n’a pas été « annulé » pour autant. Le cinéaste continue, quoique plus difficilement, de trouver du financement pour ses films, surtout en Europe. C’était du reste déjà le cas avant le début du mouvement #metoo, en 2017. Grâce aux plateformes numériques, il est possible de voir ses œuvres, même les plus récentes. Bref, pour la culture de l’annulation, on repassera.

Aussi, depuis vendredi, on peut voir en vidéo sur demande Coup de chance, probablement le meilleur film de Woody Allen depuis une décennie. Sans être une de ses grandes œuvres, ce vaudeville tirant sur le polar exploite avec efficacité des thématiques chères au célèbre cinéaste new-yorkais (le couple, l’infidélité, le hasard, la mort, etc.).

C’est l’histoire d’une jeune femme, Fanny (Lou de Laâge), à l’étroit dans l’écrin de son mariage avec un financier parisien paternaliste (Melvil Poupaud) au passé trouble. Fanny croise dans la rue un ancien camarade de classe du lycée français de New York, Alain (Niels Schneider), un écrivain bohème qui lui fait une cour assidue, après lui avoir avoué qu’elle est l’objet de tous ses désirs depuis l’adolescence.

Les dialogues de ce jeu de l’amour et du hasard, typique du cinéma de Woody Allen, sont plus ou moins crédibles (ils ont été traduits de l’anglais), le jeu verse parfois à l’excès du côté du théâtre de boulevard, mais Coup de chance, présenté à la plus récente Mostra de Venise, est habilement construit, fort amusant, et se conclut avec un rebondissement final réjouissant.

La question, néanmoins, se pose : faut-il s’abstenir de voir l’œuvre d’un artiste dénoncé comme pédophile ? C’est à chacun de choisir, en son âme et conscience. Certains écoutent Michael Jackson, d’autres lisent André Gide ou admirent les toiles de Paul Gauguin. Je ne rate jamais un Woody Allen. Il n’est pas toujours simple de départager l’œuvre et l’artiste. En revanche, on conclut hâtivement qu’un artiste est une victime de la culture de l’annulation.

C’est la thèse que défend le cinéaste québécois Jean-Claude Coulbois dans son documentaire Onze jours en février, qui est toujours à l’affiche. Coulbois tente de réhabiliter Claude Jutra en oubliant ses victimes alléguées. Une biographie de Jutra par le regretté historien du cinéma Yves Lever, spécialiste de la censure dans le cinéma québécois, affirmait en 2016 que le cinéaste d’À tout prendre était un pédophile. Dans la foulée, une victime alléguée de Jutra a confié à mon collègue Hugo Pilon-Larose avoir été agressée de 6 à 16 ans par le cinéaste. Le scénariste Bernard Dansereau, le filleul de Jutra, a lui aussi témoigné avoir été agressé par le cinéaste alors qu’il était prépubère.

Jean-Claude Coulbois ainsi que plusieurs intervenants de son documentaire (dont le cinéaste Denys Arcand, le producteur Rock Demers et le directeur photo Thomas Vamos) estiment néanmoins que l’on a trop rapidement retiré le nom de Jutra du gala et des prix nommés en son honneur, de salles de cinéma et de places publiques. Comme s’il aurait été envisageable, quelques semaines après ce scandale, de contraindre un lauréat d’accepter sur scène un prix portant le nom d’un présumé pédophile...

Faire de Claude Jutra une victime est l’incroyable détournement de sens que tente Coulbois, qui serait le premier à affirmer, s’agissant de Woody Allen, qu’il n’a pas été condamné par une cour de justice. Woody Allen, comme Claude Jutra, a subi une sanction sociale, pas une sanction judiciaire. On ne répond pas par des arguments de droit à une question qui dépasse largement le contexte judiciaire.

Même si des allégations d’agression sexuelle sur des mineurs pèsent sur Claude Jutra, ses films n’ont pas disparu. On peut les voir facilement. Il y a une quinzaine de ses courts et longs métrages, dont son chef-d’œuvre Mon oncle Antoine, offerts gratuitement sur le site de l’ONF. Comme Woody Allen, comme Roman Polanski et bien d’autres, il n’a certainement pas été « annulé ».