Cette voix enrouée ne trompe pas, Denis Villeneuve a attrapé le virus qui a empêché Timothée Chalamet de participer à la grande première de Dune : Part Two à Montréal jeudi soir. Il paraît que plusieurs vedettes du film viennent de tomber malades dans cette intense tournée promotionnelle qui a fait voyager une partie de l’équipe de Mexico à New York, en passant par Londres, Paris, Séoul et Abou Dhabi, et fait se déplacer les foules aussi.

« C’est l’accumulation [de décalage horaire], mais on dirait que mon corps est au-dessus du Pakistan présentement », lance Denis Villeneuve en entrant dans une chambre de l’hôtel Ritz-Carlton à Montréal, où il se soumet encore une fois à une longue série d’entrevues. Mais cette fois, il pourra au moins retourner dormir chez lui.

J’en profite pour le remercier de l’hommage qu’il a rendu à mon regretté collègue Marc-André Lussier après son décès – il est très rare que les cinéastes de sa trempe honorent la mémoire d’un critique. « C’est le premier film de toute ma vie que je sors où il n’est pas là, dit-il, touché. Ce n’était pas mon grand ami comme vous, ses collègues, mais c’est émouvant de savoir qu’il a toujours été là, même à mes premiers courts métrages. J’ai eu une pensée pour lui. »

Moi aussi, car j’avais supplié Marc-André de me laisser une seule fois Denis Villeneuve, pour la sortie de Dune : Part Two. Me voilà à un degré de séparation du virus de Timothée Chalamet, que je suis prête à attraper juste pour parler 15 maigres minutes au héros de l’heure de la planète cinéma. Villeneuve est épuisé, mais visiblement ravi. La pandémie l’avait empêché d’accompagner le premier film dans plusieurs pays, il se rattrape avec Dune : Part Two, qui reçoit un formidable accueil, mais qui a aussi connu un report en raison de la grève à Hollywood.

Je suis content qu’on ait attendu, car les quatre jeunes acteurs ont déployé une créativité et une énergie incroyables.

Denis Villeneuve

Denis Villeneuve parle de Timothée Chalamet, Zendaya, Austin Butler et Florence Pugh qui ont rivalisé de tenues flamboyantes dans chaque ville et attiré les jeunes vers le film. « À chaque tapis rouge, je ne savais pas ce qui allait arriver, raconte le réalisateur, encore étonné. Zendaya m’avait prévenu qu’elle allait fesser fort, et elle m’a tellement réjoui quand elle est arrivée à Londres avec ce costume-sculpture de Thierry Mugler, où elle s’est transformée en une sorte d’androïde ! »

PHOTO HANNAH MCKAY, REUTERS

Zendaya à Londres, le 15 février 2024

« Il n’y a rien de plus beau que d’être ensemble »

Dune : Part Two prend d’assaut les cinémas ce 1er mars, précédé d’un engouement qui rappelle les succès populaires du XXsiècle, à un moment où les salles de cinéma sont désertées au profit des Netflix de ce monde. Denis Villeneuve, Marc-André Lussier et moi appartenons à cette cohorte de cinéphiles qui ont grandi dans l’amour des salles obscures – le cinéma demeure encore aujourd’hui ma sortie culturelle préférée. « Moi aussi, répond-il spontanément. Chaque fois que les lumières s’éteignent, j’ai le même sentiment de joie et d’excitation profondes. Je pense que les streamers vont éventuellement se rendre compte que l’expérience en salle est essentielle à leur propre survie. Quand on ouvre Netflix, on a envie d’aller voir un film de Christopher Nolan, et pourquoi ? Parce que ça a été un évènement, parce que le film a marqué son temps, et on a envie de revivre ça. Quand les films n’ont pas été sous le regard du public, ils sont comme des “movies of the week” qui sont dissous dans une soupe de contenus. Ils ne font pas partie de la conversation. »

Ça vaut pour Barbie comme pour La zone d’intérêt, à mon humble avis.

Denis Villeneuve met les bouchées doubles, car l’expérience immersive du cinéma est précisément sa passion et son combat. « Il est impossible de reproduire à la maison le sentiment d’immersion qu’on peut vivre dans une salle de cinéma aujourd’hui, croit-il. C’est imbattable. Plus importante encore est l’expérience collective, parce que je ne pense pas que nous sommes faits pour être isolés. Nous sommes faits pour vivre des émotions ensemble, que ce soit un concert de rock ou de musique classique, même au restaurant. Wajdi Mouawad disait : “Il n’y a rien de plus beau que d’être ensemble.” La beauté du cinéma, c’est l’expérience de vivre des émotions communes, quelque chose qui nous lie. Ce que j’aime aussi au cinéma est l’engagement ; dans une salle, tu es obligé de t’abandonner complètement dans les mains de quelqu’un d’autre qui va te raconter une histoire. Ce que tu n’as pas à la maison, quand tu peux arrêter le streaming. »

Se pincer

Denis Villeneuve a lu Dune de Frank Herbert à l’adolescence et a tout de suite rêvé d’en faire un film. En se promenant dans les décors somptueux d’Arrakis, il devait bien se pincer un peu – en tout cas, moi, je me pinçais au cinéma –, même si on sait que de diriger une mégaproduction est stressant. « Oui, il y a beaucoup d’angoisse, mais tu tripes, avoue-t-il. Je me souviens de marcher entre les studios à Budapest avec mon cameraman, Greig Fraiser, Patrice Vermette [chef décorateur] et Tanya Lapointe [sa conjointe et productrice] et à un moment donné, on part à rire tous les quatre, parce qu’on est comme sur un terrain de jeu avec des Lego géants. »

PHOTO FOURNIE PAR WARNER BROS.

Denis Villeneuve et Patrice Vermette

Malgré tout, du rêve à la réalisation, il a dû faire des sacrifices. « Il a fallu que j’accepte l’idée que c’est une adaptation, ce n’est pas tout le roman. Je ne pouvais pas tout amener à l’écran. »

On dit souvent qu’un film n’est rien qu’un film, mais Dune selon Villeneuve est plus que ça : c’est une œuvre d’art, qui rend hommage à un roman atypique de la SF où la technologie est plutôt à l’arrière-plan, et cela par un long métrage qui évite soigneusement que les acteurs jouent dans le vide devant des écrans.

Ce n’est pas un roman sur les avancées technologiques, mais sur les avancées humaines. Sur le triomphe de l’esprit, et comment les gens ont décidé de mettre les machines au rancart pour développer plutôt les capacités de l’être humain et explorer toutes ces cultures incroyables.

Denis Villeneuve

« C’est pour ça que je voulais faire deux films, j’avais vraiment envie de prendre le temps, de donner le plus de détails possible à l’écran et je me suis battu pour ça. J’avais de la pression sur la première partie pour accélérer les trucs, mais j’ai résisté. »

Villeneuve m’a étonnée en offrant une vision beaucoup plus sombre que je ne l’aurais cru du roman de Frank Herbert. « J’ai essayé de faire une adaptation qui était plus fidèle à Frank Herbert que fidèle au livre. Ce que j’ai compris est que Herbert avait été très déçu de la façon dont son premier livre avait été perçu. Les gens voyaient en Paul une figure héroïque. Il voulait plutôt que le roman soit un avertissement, une exploration du danger d’une figure messianique, et du mariage entre la politique et la religion. Pour corriger le tir, il a écrit Le messie de Dune, quasiment un roman épilogue qui est là pour corriger la perception du premier livre ! Sachant cela, j’ai voulu faire une adaptation qui, j’ose l’espérer, l’aurait rassuré. »

Cette vision plus sombre n’est-elle pas aussi alimentée par l’actualité internationale, qui n’a rien de rassurant ? « Je n’ai pas voulu faire un film qui se colle à l’actualité, c’est l’actualité qui se colle au roman », souligne-t-il, avec un sourire entendu.

PHOTO FOURNIE PAR WARNER BROS.

Timothée Chalamet et Denis Villeneuve sur le plateau de tournage de Dune : Part Two

Après Arrival, Blade Runner 2049 et les deux Dune, on voit de plus en plus Denis Villeneuve comme un sauveur du cinéma de science-fiction, et on se demande s’il va se cantonner dans ce genre. Difficile pour lui de résister à l’adaptation du livre Rendez-vous avec Rama, d’Arthur C. Clarke, lu à la même époque que Dune, et qui l’a tout autant marqué. « Le potentiel de ce film est absolument incroyable, c’est sûr que je ne pouvais pas refuser. » Il en parle avec tant d’enthousiasme que j’ai autant hâte à cette adaptation qu’au troisième Dune. Si l’on ajoute un projet de film historique sur Cléopâtre et un autre qu’il ne peut encore révéler, ça en fait quatre sur la table, et c’est le premier qui sera le plus avancé qui l’emportera, selon lui.

Il est un peu absurde de comparer Dune et Dune : Part Two, qui est en réalité un seul film, coupé en deux, qu’il me tarde de voir en entier… au cinéma. Les cinéphiles auront-ils droit à cette orgie de plus de cinq heures ? « Je n’ai pas voulu m’immiscer là-dedans, j’avais envie que ça vienne de la base, répond Denis Villeneuve. S’il y a des propriétaires de salles, des distributeurs, des fans ou des cinéphiles qui ont envie de voir les deux films coup sur coup, que ça vienne d’eux. Et ça commence à être demandé… beaucoup par les jeunes et j’aime ça. »

En salle ce vendredi