On investit collectivement, chaque année, des millions de dollars afin de produire des films québécois qui n’existeraient pas sans deniers publics. Parce qu’on estime que notre culture n’est pas une affaire de bénéfices nets. Or, on ne peut voir certains longs métrages parmi les plus marquants de notre cinématographie nationale, parce que ce n’est pas rentable pour des entreprises privées, parfois américaines. C’est un non-sens.

Notre patrimoine cinématographique existe. Il n’a pas disparu. On peine parfois à le croire. Des perles de notre septième art sont quasi introuvables ; d’autres, restaurées à grands frais, sont absentes des plateformes numériques et des sites de location sur l’internet. Tout ça parce que le financement du cinéma québécois s’apparente souvent à un partenariat public-privé dysfonctionnel.

L’État injecte des millions indispensables à la réalisation de longs métrages qui, pour la quasi-totalité, ne feront jamais leurs frais, mais invite ensuite des distributeurs à en disposer selon les règles du libre marché nord-américain. Lorsque ceux-ci constatent que le fait de rendre disponibles des films québécois à la location en vidéo sur demande (sur des plateformes telles Apple ou YouTube) n’est pas rentable, ces œuvres finissent dans les limbes de la distribution.

L’inquiétude entourant l’accessibilité à notre patrimoine cinématographique ne date pas d’hier, mais c’est un débat récurrent qui a été relancé la semaine dernière sur les réseaux sociaux par la cinéaste Myriam Verreault (Kuessipan). À l’ouest de Pluton, le film culte qu’elle a coréalisé en 2009 avec Henry Bernadet (Les rayons gamma), a été restauré il y a quelques années. Or, cette version n’est disponible nulle part. Le film n’est disponible que dans sa version DVD originale en bibliothèque.

« Je ne demande pas grand-chose, simplement que le film soit disponible à la location en copie numérique, m’explique Myriam Verreault. Je ne comprends pas pourquoi c’est si compliqué pour un distributeur de référer sa clientèle à un lien Viméo. »

La cinéaste souhaite qu’une protection soit ajoutée dans l’octroi de contrats de distribution, contraignant les distributeurs à exploiter un film, même après son cycle initial et habituel d’exploitation (salle, location, plateforme ou télévision). Actuellement, on s’en tient à la bonne volonté du distributeur et à sa décision de rendre ou non disponible le film à la location numérique, par exemple.

Myriam Verreault estime qu’À l’ouest de Pluton, un film à petit budget, fait les frais de la vente du catalogue des Films Séville au géant américain du jouet Hasbro, puis au distributeur californien Lionsgate. Elle n’est pas la seule à ne pas savoir où diriger les cinéphiles qui espèrent découvrir ou revoir ses œuvres.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Myriam Verreault, en 2019

Je me suis rendu compte qu’il y a plusieurs cinéastes qui ont des histoires semblables à la mienne et qui ont envie de se mobiliser.

Myriam Verreault, cinéaste

Sa sortie a notamment inspiré Anaïs Barbeau-Lavalette à rendre disponible sur ses réseaux sociaux un lien pour son film Le ring, absent du paysage numérique lui aussi, tout comme Un crabe dans la tête d’André Turpin, Mémoires affectives de Francis Leclerc ou encore Le violon rouge de François Girard.

La moitié gauche du frigo, brillant film qui a révélé Philippe Falardeau, a été restauré au même moment qu’À l’ouest de Pluton. Aujourd’hui, il est pourtant introuvable dans cette version en location numérique.

« Il y a plusieurs classiques de notre cinéma qui sont introuvables », rappelle Dominique Dugas, directeur général de Québec Cinéma et ancien dirigeant d’Éléphant, plateforme spécialisée dans la numérisation du cinéma québécois.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Dugas

Pouvoir intime [d’Yves Simoneau], on ne peut le voir absolument nulle part, alors que c’est peut-être le premier grand thriller qu’on a produit au Québec. Le marais de Kim Nguyen non plus, comme plusieurs films de Léa Pool. Il y a de grands pans de notre cinéma qui ne sont pas disponibles.

Dominique Dugas

L’économie actuelle de la distribution ne pourra remédier à ce problème, estime Dominique Dugas. Les distributeurs québécois n’ont pas les reins assez solides pour assumer ces coûts et ne peuvent se permettre d’investir à perte, même s’il ne s’agit parfois que de quelques milliers de dollars.

« Le modèle actuel de financement des productions, hérité d’une autre époque, ne fonctionne plus. J’annoncerai bientôt un chantier afin de le revoir pour que nos œuvres voyagent mieux dans l’univers numérique ! » a annoncé sur X le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, en réaction à un reportage du Devoir sur la difficulté à avoir accès à notre patrimoine cinématographique.

« Ça prend une volonté politique pour s’attaquer au problème, affirme Dominique Dugas. Je suis content d’entendre le ministre, mais entre le dire et accorder les sommes nécessaires pour pouvoir le faire, quand on prend conscience des coûts associés, le discours peut changer. J’attends un peu avant d’être trop optimiste ! »

Il en a coûté en moyenne 50 000 $ pour numériser en 4K les quelque 200 films que compte le répertoire Éléphant, rappelle Dominique Dugas. Il a fait des efforts particuliers, alors qu’il dirigeait la plateforme de Québecor, pour rendre de nouveau accessibles des œuvres marquantes comme Eldorado de Charles Binamé, qui reverra bientôt le jour. « Les années 1990, c’était le désert complet en termes de disponibilité de films », dit-il.

Des coûts reliés par exemple à la négociation de droits musicaux rendent parfois l’entreprise hors de prix, souligne Dominique Dugas, donnant l’exemple des Années de rêve de Jean-Claude Labrecque, où figure la chanson Can’t Buy Me Love des Beatles.

Quelles solutions ?

Est-ce qu’Éléphant pourrait devenir un équivalent québécois du Criterion Channel, plateforme numérique spécialisée dans le cinéma de répertoire ? Faudrait-il plutôt mandater la Cinémathèque québécoise de rendre accessibles des copies numérisées des films qui en ont terminé avec l’essentiel de leur exploitation commerciale ? Ou Télé-Québec, dont l’offre de films québécois sur son site internet est déjà intéressante ?

« C’est une question complexe », croit Dominique Dugas.

Une plateforme unifiée où l’ensemble des contenus québécois seraient disponibles me semble très difficile à imaginer, pour toutes sortes de raisons, notamment de concurrence assez sévère entre les plateformes actuelles.

Dominique Dugas

Chaque distributeur a ses stratégies particulières, dit-il, et la Cinémathèque – où il a travaillé avant de diriger les Rendez-vous Québec Cinéma de 2007 à 2018 – a déjà de la difficulté à obtenir des budgets conséquents pour sa mission de conservation de films.

Myriam Verreault, qui salue elle aussi l’initiative du ministre Lacombe, croit de son côté que la SODEC devrait réagir. « Les contribuables financent un film à 90 ou 95 %. Les distributeurs le financent à peut-être 5 %. Pourquoi ont-ils 100 % des droits sur l’exploitation, s’ils abandonnent ce mandat après un certain nombre d’années ? »

Il faudra réfléchir à des solutions. Parce que des films disparaissent du radar et sont inconnus d’un jeune public qui, même s’il le voulait, n’arriverait pas à mettre la main dessus. C’est de notre patrimoine culturel, payé par des fonds publics, qu’on parle.

Ce débat récurrent sur l’accessibilité de notre cinéma de répertoire soulève par ailleurs la question de la « valeur » d’un film, qui ne tient pas à son potentiel commercial ou à son attrait auprès d’un large public. Des films ont une résonance dans notre histoire, un poids dans notre culture, bien au-delà de leurs recettes aux guichets.

Il n’en demeure pas moins, quitte à me faire accuser à mon tour de céder à la logique marchande, que ces films, on les a payés. En quelque sorte, ils nous appartiennent. Serait-ce trop demander de pouvoir les voir ?