(Berlin) Monia Chokri avait encore la tête dans les nuages, samedi matin, heure de Paris, après une très courte nuit. Mais ses pieds, eux, restaient bien plantés sur terre. La veille, contre toute attente, la cinéaste québécoise a remporté grâce à Simple comme Sylvain le César du meilleur film étranger, à la barbe d’Oppenheimer de Christopher Nolan. Un film que tout le monde, à commencer par elle, voyait gagner le prix dans cette catégorie.

« Je suis désolée, monsieur Nolan, je ne m’y attendais vraiment pas ! », a-t-elle déclaré d’emblée sur scène, provoquant bien des rires dans la salle de la 49e Soirée des Césars et un sourire spontané du principal intéressé. « On voyait bien à ma réaction que je n’y croyais pas, m’a-t-elle confié en entrevue téléphonique le lendemain. Je suis restée figée dans mon siège. C’est comme si mon cerveau n’envoyait pas le signal à mon corps de se lever. Je n’arrivais pas à bouger. Il y a eu une sorte de flottement. C’était plus grand que nature. »

J’étais à la Berlinale avec l’équipe de Comme le feu de Philippe Lesage, Grand Prix du jury de la section Generation 14plus. Une équipe survoltée parce que l’un des principaux acteurs du film, Arieh Worthalter, venait de remporter le César du meilleur acteur (pour Le procès Goldman). Un jeune comédien du film de Lesage, Noah Parker, est un ami de Monia Chokri. Il y a de ces soirs où le cinéma québécois triomphe un peu partout et qu’un chroniqueur aimerait avoir le don d’ubiquité.

Monia Chokri flottait encore samedi, avec raison. Son exploit n’est rien de moins qu’historique. Monia Chokri est devenue le deuxième Canadien, après Xavier Dolan en 2015 pour Mommy, à gagner le prestigieux César du meilleur film étranger. Et seulement la quatrième femme à être ainsi plébiscitée par l’Académie des Césars, après Jane Campion pour La leçon de piano (1994), Sofia Coppola pour Lost in Translation (2005) et Valerie Faris (avec Jonathan Dayton) pour Little Miss Sunshine (2007).

Le César du meilleur film étranger, remis depuis 1976, compte parmi ses lauréats nombre de chefs-d’œuvre, dont Une séparation d’Asghar Farhadi, In the Mood for Love de Wong Kar-wai, Tout sur ma mère de Pedro Almodóvar, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman ou encore Une journée particulière d’Ettore Scola.

« Je peux dire aujourd’hui que la vie que j’ai, elle est plus grande que celle que j’ai rêvée », a dit Monia Chokri en conclusion de ses remerciements vendredi. Une phrase qu’elle avait glissée à l’oreille de son amie Magalie Lépine-Blondeau, l’actrice principale de Simple comme Sylvain, pendant un hommage à Wim Wenders au dernier Festival Lumière de Lyon.

Il n’y avait pas qu’Oppenheimer comme concurrent de Simple comme Sylvain dans la catégorie du César du meilleur film étranger. Il y avait aussi Perfect Days de Wim Wenders, Les feuilles mortes d’Aki Kaurismäki et L’enlèvement de Marco Bellocchio, des œuvres de cinéastes dont la réputation n’est plus à faire, toutes sélectionnées en compétition officielle au plus récent Festival de Cannes.

« Franchement, j’avais déjà l’impression d’avoir gagné lorsque le film a été nommé aux Césars. Il y a beaucoup de grands films étrangers qui ont été distribués en France dans la dernière année », rappelle la cinéaste de Simple comme Sylvain, qui avait concouru à Cannes en mai dernier dans la section Un certain regard, considérée comme l’antichambre de la compétition.

Bien que j’aie personnellement préféré Simple comme Sylvain à Oppenheimer, ce César reste évidemment une énorme surprise. D’abord, parce que le blockbuster d’auteur de Christopher Nolan a été vu par plus de 4 millions de spectateurs en France, alors que Simple comme Sylvain y a fait quelque 275 000 « entrées » jusqu’à présent. Ensuite, parce qu’Oppenheimer va sans doute rafler les prix les plus prestigieux de la prochaine Soirée des Oscars, le 10 mars.

La victoire de ce « petit film québécois fait avec tant d’amour », comme Monia Chokri l’a décrit sur scène, est d’autant plus étonnante que Christopher Nolan était sur place pour recevoir un César honorifique. On imagine sans peine que les organisateurs de la cérémonie étaient convaincus que le cinéaste britannique allait aussi remporter le César du meilleur film étranger. Je suis peut-être cynique, mais lorsque j’ai su que Nolan allait être honoré, je me suis dit que c’était plié, comme on dit à Paris, et que l’Académie des Césars allait faire d’une pierre deux coups. J’avais tort.

« Je n’aurais jamais osé imaginer un tel scénario », admet Monia Chokri, qui a prononcé plusieurs fois le mot « miracle » pendant notre entrevue. « Je sentais de l’affection pour mon film, comme je suis souvent en France. J’ai bien sûr des amis qui m’ont dit qu’ils avaient voté pour moi. Mais il y a 5000 membres votants ! »

Ce prix revêt une importance toute particulière pour l’auteure-cinéaste qui a « grandi » avec le cinéma français. « Je ne parlais pas l’anglais quand j’étais jeune à Québec. C’est le cinéma français qui m’a fait rêver de devenir actrice. Je regardais les cérémonies des Césars, et dans mes rêves les plus fous, je m’imaginais remporter ce magnifique trophée comme actrice. Mais jamais je n’aurais pu imaginer y avoir accès comme cinéaste ! »

Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact qu’aura ce prix prestigieux sur la carrière de Monia Chokri, notamment en France, mais il aura certainement des retombées. « C’est sûr que ça met de la lumière sur le film, qui sera peut-être plus vu, reconnaît-elle. On m’a dit après la cérémonie que le prix allait m’ouvrir des portes. Certes… Mais l’important, c’est que j’écrive un bon prochain film. Je dois garder la tête froide et rester concentrée sur le travail. »

Avec le succès vient inévitablement la pression de maintenir le niveau, rappelle-t-elle. « Je suis au cinquième de l’écriture de mon prochain scénario et je suis au stade où je ne trouve rien de bon ! La damnation de l’artiste, c’est d’être condamné à constamment se dépasser. J’ai travaillé d’arrache-pied sur mon dernier film. Il faut que le prochain soit encore plus profond et précis. »

Cette récompense inattendue reste évidemment une validation du travail accompli et un encouragement pour celui qui est à faire. « Ça me donne du courage. Ça me dit : “Si tu travailles fort, Monia, tu peux y arriver !” » De ça, on ne doute pas une seule seconde.