(Berlin) « C’est extraordinaire ! », m’a confié Philippe Lesage pendant le générique de fin. Je venais de lui faire remarquer que le public de la Haus der Kulturen der Welt avait ri spontanément, toujours aux bons moments, pendant la première mondiale de son nouveau film, Comme le feu, dimanche soir à la Berlinale. Ce qui n’est pas donné d’avance lorsque le public doit lire des sous-titres.

J’aurais pu lui faire cette confidence : je ne croyais pas autant rire en découvrant une œuvre du cinéaste des Démons et de Genèse. Je sentais Lesage fébrile, à quelques sièges de moi dans cette grande salle comble près de la porte de Brandebourg. Il se tortillait sur son siège. « Mon cœur bat à 200 à l’heure », a-t-il confié au public après la projection. Il a dû être rassuré par les applaudissements nourris qu’il venait d’entendre.

Comme le feu, qui concourt dans la section Generation 14+ de la Berlinale, met en scène de vieux amis, un scénariste, Albert, et un réalisateur, Blake, qui se retrouvent pour la première fois après trois ans dans le grand chalet digne d’une pourvoirie que possède le second. Leurs films ont connu beaucoup de succès, jusqu’à ce que Blake – qui a un Oscar dans sa bibliothèque – décide de se tourner vers la nature et le documentaire. Albert a créé une série d’animation télévisée intitulée Rock Lobster, comme la chanson des B-52’s. Parce qu’il faut bien payer son hypothèque.

Les deux aiment se tirer la pipe, mais ce n’est pas sans conséquences lorsqu’une amitié n’est pas au beau fixe. C’est l’occasion d’un formidable duel d’acteurs – et de personnages – entre Paul Ahmarani (Albert) et Arieh Worthalter (Blake), acteur français qui tenait le rôle principal récemment dans Le Procès Goldman. Les deux comédiens ont improvisé certains de leurs dialogues, d’un naturel percutant, pendant les scènes tournées en plan-séquence dans la salle à manger où ils se disent leurs quatre vérités.

Blake et Albert, « un alcoolique amer » selon Blake, lui-même l’archétypal pervers narcissique, créent des malaises comme ils respirent. On a envie, à l’instar des personnages pris en otages autour de la table, de fondre sur nos sièges.

Ahmarani joue à merveille le scénariste névrosé qui en veut au tout-puissant réalisateur d’avoir mis un terme à leur collaboration fructueuse. Worthalter a assimilé avec un naturel désarmant des expressions québécoises qui rendent parfaitement crédible son personnage de cinéaste français à l’ego surdimensionné ayant adopté « ma cabane au Canada ».

« Le scénario du film était correct, mais le film est meilleur que le scénario grâce aux acteurs », a avoué Philippe Lesage après la projection de son film, entouré de cette formidable distribution qui compte aussi Sophie Desmarais, Guillaume Laurin, Laurent Lucas et Irène Jacob, qui est aussi du nouveau film de l’Israélien Amos Gitaï, Shikun, présenté samedi à la Berlinale.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le réalisateur Philippe Lesage

Dans Comme le feu, l’égérie de Kieslowski joue une comédienne qui a connu son heure de gloire dans les années 1990 et qui déclare, en constatant l’ampleur des tensions entre Blake et Albert, qu’ils souffrent de « cabin fever ».

Cette intrigue est doublée d’un récit d’apprentissage mettant en scène Jeff (Noah Parker, très convaincant), timide, maladroit et secrètement amoureux d’Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré), la fille d’Albert et la sœur de Max (Antoine Marchand-Gagnon), qui a invité Jeff à ce week-end.

« J’étais intéressé par la désillusion de jeunes qui rencontrent leurs mentors et découvrent qu’ils ont des failles, des défauts. C’était la prémisse du film », dit Philippe Lesage. C’est ce qui arrive à Jeff, un aspirant réalisateur et admirateur de Blake. Et c’est ce qui est arrivé au frère de Philippe Lesage, le réalisateur Jean-François Lesage (Prière pour une mitaine perdue), à l’adolescence. « Never meet your heroes », veut le proverbe chinois.

J’avais l’intention de poser un regard sur les adultes, absents de mes précédents films, mais du point de vue des jeunes. Il me semble que les adultes sont une espèce créée pour décevoir. Les adultes cachent souvent leur ego, leurs faiblesses.

Philippe Lesage, réalisateur

Il y a peut-être un peu de Jean-Claude Lauzon dans Blake. Il est génial, impulsif et téméraire, mais ce n’est pas la modestie qui l’étouffe. Le personnage d’Aliocha, une aspirante romancière, met en lumière la masculinité toxique qui l’entoure. « J’essaie d’utiliser une autre expression, parce qu’elle me semble galvaudée, mais le patriarcat et ce qui est attendu des garçons sont au cœur du film comme dans mon film précédent », a répondu le cinéaste à une spectatrice qui lui posait la question.

Comme dans ses autres longs métrages, Lesage installe malgré les traits d’humour de ses personnages une ambiance d’inquiétude générale. On ne s’étonne pas qu’il se soit inspiré de Deliverance de John Boorman et de Deer Hunter de Michael Cimino, pour la direction photo comme pour le danger qui guette au bord des sentiers, de la forêt et de la rivière. Les images tournées en Haute-Mauricie sont d’ailleurs splendides.

Dans un registre plus tragicomique que les précédents longs métrages de fiction de Philippe Lesage – avec une place importante faite à la musique, notamment de Marjo et Zachary Richard –, Comme le feu est peut-être son film le plus accessible. Même s’il s’étire indûment à 2 h 40 min et qu’au dernier acte, le scénario semble hésiter sur la direction à prendre, à l’instar des personnages en canot dans les rapides.

C’est une œuvre qui met surtout l’accent sur l’acuité du regard de cet auteur-cinéaste de grand talent sur la condition humaine, faite de petites hypocrisies, de jalousies, de déceptions, de bonheurs fugaces et de vexations durables.

Les frais d’hébergement ont été payés par la Berlinale et Téléfilm Canada.