(Berlin) Il ne faut jamais se fier aux apparences. Sur le tapis rouge du Berlinale Palast, tout le monde avait l’air heureux d’être content, jeudi soir, à l’occasion de l’ouverture du 74e Festival international du film de Berlin. Les membres du jury de la compétition étaient tout sourire. Sa présidente, l’actrice Lupita Nyong’o, a profité de la météo clémente pour se débarrasser de son manteau et poser pour les photographes en robe blanche échancrée dans le dos.

Les dirigeants de la Berlinale semblaient eux aussi avoir la banane, tout comme les invités et dignitaires, devant les caméras et les centaines de badauds. En route vers la projection du film d’ouverture, Small Things Like These, mettant en vedette Cillian Murphy et Emily Watson, j’ai croisé par hasard les cinéastes Fatih Akin et Abel Ferrara, ainsi que l’actrice Vicky Krieps.

J’ai vu au loin Wim Wenders. J’ai vu des manifestants avec des pancartes antiracistes dénonçant le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Je n’ai pas vu, en revanche, les cinq députés de ce parti, désinvités la semaine dernière par la direction du festival après la polémique suscitée par leur possible présence à la cérémonie d’ouverture. Le strass est par définition trompeur. À Berlin, ce que l’on balaie ces jours-ci sous le tapis rouge n’est pas rose.

« La Berlinale a beaucoup de place pour le dialogue entre les gens et pour l’art », a déclaré lors de la cérémonie d’ouverture la codirectrice du Festival, Mariëtte Rissenbeek. « Mais elle n’a aucune place pour la haine. La haine n’est pas sur notre liste d’invités. »

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La codirectrice du Festival, Mariëtte Rissenbeek

Plus tôt dans la journée, des jurés de la compétition officielle n’étaient pas du même avis. « Je ne crois pas que ce soit un problème d’avoir cinq personnes de l’AfD dans l’auditoire. Nous ne sommes pas des lâches. Si on ne peut pas accepter cinq personnes de l’AfD dans la salle, nous allons perdre notre bataille », a déclaré le cinéaste allemand Christian Petzold (Barbara), à l’occasion d’une conférence de presse du jury particulièrement tendue.

« Imaginez si vous aviez ces cinq fascistes regardant les films projetés à la Berlinale. Peut-être que cela pourrait les aider à élargir un peu leurs horizons », a ajouté, dans le même sens, l’actrice italienne Jasmine Trinca, qui est membre du jury et de la distribution de la série de Netflix Supersex, mettant en vedette l’acteur porno Rocco Siffredi, qui sera présentée en primeur à la Berlinale.

Imaginez deux jurés qui désavouent au premier jour une décision de la direction du festival qui les a invités à siéger…

Lupita Nyong’o, née au Mexique de parents kényans, première personne noire à présider le jury de la compétition de la Berlinale, aurait-elle aussi été à l’aise de se retrouver à la cérémonie d’ouverture en compagnie d’élus qui militent pour la déportation de deux millions de migrants et d’Allemands d’origine étrangère ?

« Je suis étrangère ici, a répondu prudemment la fille de diplomates et diplômée de Yale. Je ne connais pas les tenants et aboutissants de la politique. Je suis contente de ne pas avoir à répondre à cette question. Et je suis heureuse de ne pas avoir à être dans cette position. »

Christian Petzold, Ours d’argent de la Berlinale l’an dernier pour Afire, a fini par montrer son agacement pour les questions insistantes des journalistes à ce sujet. « Je crois que toutes ces questions les rendent plus forts qu’ils ne le sont réellement. Il y a des centaines de milliers de personnes qui manifestent contre ces cinq députés et elles sont beaucoup plus importantes que ce genre de discussion. »

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Le membre du jury Christian Petzold

La Berlinale est reconnue comme le plus politique des grands festivals de cinéma. Aussi, les questions politiques ne se sont pas arrêtées avec l’irritation de Christian Petzold. Il a notamment été question de la lettre d’appui que le cinéaste a signée en décembre, à l’instar de Lupita Nyong’o, en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza.

L’Allemagne s’est rangée indéfectiblement derrière Israël depuis le massacre atroce commis par le Hamas le 7 octobre dernier. Depuis, plusieurs artistes réclament des institutions culturelles allemandes, notamment la Berlinale, qu’elles s’opposent plus fermement à la guerre. Est-ce que ce devrait être le cas ?

« Je ne veux pas répondre à cette question ici, car ce n’est pas vraiment une question qui appartient à cette conférence de presse, a déclaré sèchement Christian Petzold. Je suis pour la paix. Je suis favorable à la discussion, à la conversation, ce que nous ferons en tant que jury. »

À la soirée d’ouverture, la ministre de la Culture allemande, Claudia Roth, a déploré les victimes israéliennes et palestiniennes en souhaitant une solution politique et pacifique au conflit, mais sans évoquer précisément un cessez-le-feu. Elle a aussi dénoncé les mensonges éhontés de Vladimir Poutine et réitéré son appui à la résistance ukrainienne.

« Conversations musclées »

À la conférence de presse du jury, jeudi matin, la tension a monté d’un cran lorsqu’une journaliste ukrainienne a évoqué une entrevue donnée en 2022 par un autre juré de la compétition, le cinéaste catalan Albert Serra (Pacifiction) à un média espagnol, dans laquelle il avouait sa fascination pour Donald Trump et Vladimir Poutine et laissait entendre qu’il aimerait devenir un agent secret russe.

« La question politique à laquelle vous faites référence a changé parce qu’il y a la guerre et que tout le monde est en colère [contre la Russie] », a répondu Serra, sans dissiper de malentendu. « Dire qu’une personne est bien ou pas ne change rien, a-t-il ajouté. Dire que Trump est bien ne change rien. Ce ne sont que des déclarations. Je crois que la realpolitik est beaucoup plus intéressante. »

Serra, aussi provocateur dans son art que dans ses déclarations, devrait savoir que l’humour noir passe mal en entrevue ou en conférence de presse (il n’a qu’à consulter Lars von Trier à ce sujet). D’autant que l’une de ses consœurs dans le jury est la romancière, poète et militante ukrainienne Oksana Zabuzhko, qui s’est déclarée « intriguée » par la réponse de Serra, avant de le rembarrer.

« La bonne nouvelle, a-t-elle déclaré, c’est qu’hier soir, nous étions assis ensemble au dîner et qu’Albert m’a dit qu’il avait acheté mon plus récent livre sur la guerre en version espagnole. J’espère que ce sera l’occasion pour lui de s’éduquer sur cette question. » Et vlan. Bonjour l’ambiance…

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Lupita Nyong’o sur le tapis rouge

Il n’y avait pas que de l’amour dans l’air, comme le chante Martine St-Clair, contrairement à ce que l’on voit aux conférences de presse de jury consensuelles auxquelles les festivals nous ont habitués dans le passé. Avec toutes ces têtes fortes, le ton risque de monter lors des délibérations. « On a déjà eu des conversations musclées », a confirmé Lupita Nyong’o, Oscar de la meilleure actrice de soutien pour Twelve Years A Slave de Steve McQueen en 2014. « Ce sera sans doute épicé ! », a ajouté la vedette de Black Panther.

« Il n’y a plus de questions politiques ? », a conclu Christian Petzold, sourire en coin, au moment où la modératrice a annoncé la fin de cette conférence de presse mémorable.

Ingérence politique

La politique s’affiche de toutes sortes de manières à la Berlinale cette année. Il a été annoncé en septembre dernier que les codirecteurs de la Berlinale, Carlo Chatrian et Mariëtte Rissenbeek, seront remplacés l’an prochain par l’Américaine Tricia Tuttle, qui fut pendant cinq ans directrice du Festival du film de Londres.

Sous sa direction bicéphale, la Berlinale a peiné, depuis 2019, à attirer les gros canons hollywoodiens ainsi que les vedettes qui les accompagnent – ou a refusé de le faire. Ce qui sera attendu de Tricia Tuttle. Certains voyaient le très attendu Dune 2 de Denis Villeneuve lancé au Festival de Berlin, où le cinéaste québécois avait remporté le prix de la critique de la section Panorama pour Maelström en 2001. Le film multiplie plutôt les premières dans différentes villes du monde, alors même que la Berlinale bat son plein.

Le Festival de Berlin n’est plus sur le radar de Hollywood, comme le sont ses principaux concurrents Venise, Cannes et Toronto. C’est une manifestation populaire, ouverte au public, mais campée manifestement dans le champ gauche. La nouvelle direction américaine y changera-t-elle quelque chose ?

D’importantes coupes budgétaires ne sont pas étrangères au départ des codirecteurs. Mariëtte Rissenbeek a décidé de prendre sa retraite. Le directeur artistique sortant, Carlo Chatrian, a de son côté laissé entendre que la ministre Claudia Roth exigeait désormais un veto sur la sélection de films de la Berlinale. Plusieurs cinéastes de renom, dont Martin Scorsese et Claire Denis, ont dénoncé publiquement en vain ce qui s’apparente à de l’ingérence politique.

« Dans la nouvelle structure, telle qu’elle a été présentée, il est très clair que les conditions pour que je poursuive comme directeur artistique n’existent plus », a déclaré dans un communiqué Chatrian, un ancien directeur du Festival de Locarno, au moment où son contrat de cinq ans n’a pas été renouvelé.

Jeudi soir, Claudia Roth et Carlo Chatrian étaient tous les deux sur le tapis rouge. On peut soupçonner qu’ils ne seront plus invités de sitôt au même party

Les frais d’hébergement ont été payés par la Berlinale et Téléfilm Canada.