(Berlin) Dans le siège d’à côté au Delphi Palast, un vieux cinéma quasi centenaire de ce qui était jadis Berlin-Ouest, une jeune femme sanglotait, puis soupirait d’exaspération en entendant des spectateurs rire, se confiait à sa voisine, puis sanglotait de plus belle. Elle découvrait comme moi dimanche Intercepted, bouleversant documentaire de son amie, la Montréalaise Oksana Karpovych, sur la guerre en Ukraine.

Oksana Karpovych, une diplômée de l’Université Concordia qui habite Montréal depuis une dizaine d’années, venait de rentrer à Kyiv lorsque la Russie a attaqué son pays natal en 2022. Elle est devenue « fixeur » (traductrice, accompagnatrice, etc.) pour différents médias en Ukraine, dont Al-Jazeera. « Je ne pensais jamais avoir à faire ça, mais je trouvais important de montrer au monde ce qui se passait », a-t-elle expliqué au terme de la projection de son film, dimanche.

C’est à cette époque qu’elle a découvert des enregistrements de conversations téléphoniques entre soldats russes et leurs proches, interceptées par les services de renseignements ukrainiens et relayées sur YouTube. « J’ai été choquée par ce que j’ai entendu. Ça m’a donné l’idée de faire un film qui montrerait deux réalités parallèles. Celle de la violence de la guerre, que je découvrais chaque jour, et celle des soldats russes et de leurs familles. »

Intercepted, coproduit par Les films Cosmos au Québec et présenté dans la section Forum de la Berlinale dans une salle archicomble, est le mariage de ces deux réalités. À partir de 30 heures d’extraits de quelque 1000 conversations téléphoniques, Oksana Karpovych a scénarisé un film où des images de désolation de la guerre en Ukraine – appartements éventrés, quartiers bombardés, décombres et débris – s’offrent en contrepoint à des discussions à glacer le sang.

Les soldats russes parlent avec plus ou moins de détachement de ceux qu’ils pillent, torturent ou tuent, et se résignent à leur propre mort imminente et inévitable. Mais ce sont leurs interlocutrices – leurs mères, femmes, compagnes, sœurs – qui ont les propos les plus durs, les plus déshumanisants, envers les khokhols (surnom méprisant donné aux Ukrainiens).

On comprend que leurs préjugés ne sont pas seulement le fruit de la propagande, mais de décennies de haine entre ces deux peuples frères.

PHOTO CHRISTOPHER NUNN, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Image d’Intercepted

Il y a un contraste, voulu par la cinéaste, entre les images souvent poétiques – des plans fixes « où le temps s’est arrêté, comme s’il n’y avait pas d’avenir », dit Oksana Karpovych – et les paroles échangées par les soldats russes et leurs proches, souvent à la limite du tolérable. « Je me suis intéressée à ce que ces personnes se disent dans l’intimité et j’ai été étonnée de constater que les paroles les plus cruelles venaient de femmes. Je ne comprends toujours pas pourquoi », explique la jeune cinéaste.

C’est un récit intime de l’effroi, de ce qui ne devrait jamais être dit. Les soldats parlent des civils qu’on leur a ordonné de tuer, des cadavres qui s’empilent dans les rues. « On a tué une mère devant ses deux enfants », dit l’un d’entre eux à sa femme. « Bien sûr, lui répond-elle sur un ton neutre. Elle compte. Elle fait aussi partie des ennemis. »

« J’étais quelqu’un de bien et maintenant, je tue des gens », dit un soldat à sa mère. « Es-tu bien sûr que ce sont des gens ? », répond-elle. « Est-ce que vous faites des kebabs avec la viande des khokhols ? demande une femme à un soldat. Tuez-les tous et faites un BBQ ! » Un soldat explique dans le détail une technique de torture nommée les « 21 roses », qui concerne les doigts, les orteils et le sexe, appelés à s’ouvrir comme une fleur…

C’est un film qui témoigne de l’inhumanité et de la déshumanisation en temps de guerre. Ces Russes parlent des Ukrainiens comme s’il s’agissait d’animaux à mettre en cage.

Une femme russe prétend que la COVID-19 a été fabriquée en Ukraine avec l’aide des États-Unis et insiste malgré les protestations de son mari. Certains militaires avouent qu’ils n’ont rien libéré du tout, qu’on les a envoyés au front sous de faux motifs, que cette guerre est absurde. Une femme apprend à son mari que la Russie prétend que quantité de soldats sont morts d’AVC, afin de ne pas payer de compensations financières à leurs familles. « Assure-toi que notre fils ne s’engage pas dans l’armée, lui répond-il. C’est ma dernière volonté. »

PHOTO CHRISTOPHER NUNN, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Image d’Intercepted

« Ces soldats et leurs proches sont des victimes de la propagande, constate Oksana Karpovych, mais ils ont aussi une responsabilité collective et individuelle pour les actes qu’ils ont commis. Je ne suis pas d’accord avec cette idée que c’est la guerre de Vladimir Poutine. Ce sont de vraies personnes qui commettent de vrais crimes. J’ai cherché dans ces enregistrements de l’empathie, une prise de conscience de leur responsabilité, mais je n’ai malheureusement pas trouvé. »

Insulte ou réparation ?

Un autre film documentaire, celui-ci plus impressionniste, voire surnaturel, était présenté dimanche à la Berlinale, en compétition : Dahomey de Mati Diop, révélée en compétition au Festival de Cannes par Atlantique en 2019. La cinéaste franco-sénégalaise s’est intéressée à la restitution par la France au Bénin, en 2021, de 26 trésors royaux du Dahomey. Des œuvres pillées par le colonisateur français en 1892 et qui étaient jusqu’à récemment exposées au musée du Quai Branly, à Paris.

PHOTO ODD ANDERSEN, AGENCE FRANCE-PRESSE

La cinéaste Mati Diop

Mati Diop a filmé le transport, de la France au Bénin, de ces œuvres spoliées. Mais c’est dans le questionnement métaphysique des âmes libérées de ces sculptures déracinées – j’ai bien dit « surnaturel », à l’instar d’Atlantique – et dans celui, bien concret, des étudiants de l’Université d’Abomey que ce documentaire atypique trouve tout son sens.

Les œuvres sont exposées au Palais présidentiel, gardé par des militaires. Il n’y a que 26 œuvres, sur 7000 volées, qui ont été restituées. Est-ce une insulte ou le début d’une réparation ? Qu’est-ce que cela dit du rapport au colonisateur ? Est-ce une façon pour le président béninois ou pour le président français de se donner bonne conscience ? Cette réappropriation du patrimoine bénéficiera-t-elle seulement aux élites ?

Toutes ces questions, et bien d’autres, habitent et hantent ce film prégnant d’à peine une heure sur la colonisation et son impact sur la déculturation des populations africaines.

Star Wars chez les Ch’tis

Dans un tout autre registre, complètement décalé, le Français Bruno Dumont dévoilait dimanche L’Empire, son pastiche attendu de Star Wars, un film de série Z à la manière Ed Wood, à apprécier au quatrième degré. Comme d’habitude chez Dumont, on retrouve un récit campé dans le nord de la France et un mariage volontairement forcé d’acteurs non professionnels et professionnels, parmi lesquels Camille Cottin, Anamaria Vartomolei, révélée par L’évènement d’Audrey Diwan, et Fabrice Luchini, qu’on croirait tout droit sorti de Peau d’âne dans une version intergalactique.

PHOTO FOURNIE PAR TESSALIT PRODUCTIONS

Fabrice Luchini dans L’Empire

Jony, jeune pêcheur de crabe et de homard, habite un bungalow en bord de mer avec sa mère et son fils, un bébé qui, découvrira-t-on très vite, n’est ni plus ni moins que le Prince des ténèbres… Les 0 et les 1 qui se le disputent, ainsi que le sort de l’humanité, afin de lui imposer soit la bonté et la mansuétude, soit la damnation et l’enfer.

Dans cette parodie qui n’a rien à voir avec Spaceballs, on se moque surtout de ce sempiternel débat entre le Bien et le Mal, que la saga Star Wars a eu tendance à prendre très au sérieux. Il y a des capes et des sabres laser, mais aussi, contrairement à Star Wars, du sang et du sexe et du langage vulgaire.

Sur fond de musique de péplum plus près de Jésus de Nazareth que de John Williams, on retrouve Bruno Dumont bien loin de La vie de Jésus, de L’humanité, de Camille Claudel 1915 ou encore du plus récent France, mais on renoue avec les enquêteurs de la délicieuse série P’tit Quinquin et l’humour unique du cinéaste de Ma Loute. C’est comique, c’est sympathique, mais ça s’essouffle à force (LA force) de vouloir atteindre de nouveaux sommets d’absurdité. Et ça reste un très drôle de choix pour la compétition officielle d’un festival comme celui de Berlin.

Pas juste une histoire queer

Kristen Stewart, présidente du jury de la compétition l’an dernier, était de retour à la Berlinale dimanche pour faire la promotion de Love Lies Bleeding de la Britannique Rose Glass, dans lequel elle tient le rôle principal. Présenté hors compétition, c’est un film aux forts accents rétro, qui raconte la passion amoureuse compliquée entre deux jeunes femmes à la fin des années 1980. Pas compliquée pour les raisons qu’on pourrait penser, mais parce que Lou (Kristen Stewart), gérante d’une salle d’entraînement, où elle rencontre la culturiste Jackie (Katy O’Brian), est la fille d’un trafiquant d’armes traqué par le FBI (Ed Harris).

PHOTO ODD ANDERSEN, AGENCE FRANCE-PRESSE

L’actrice Kristen Stewart

« Je n’ai plus envie de parler uniquement des raisons pour lesquelles [les personnages queers] sont marginalisés, mais de leur expérience réelle. Ce qu’ils aiment, quels sont leurs désirs, d’où ils viennent, où ils veulent aller. Et puis ne pas avoir l’impression de devoir toujours prendre chaque tribune pour être une porte-parole », a déclaré l’actrice américaine, lorsqu’on lui a demandé en conférence de presse si son regard avait changé sur la manière dont les histoires queers sont abordées au cinéma.

Love Lies Bleeding, présenté d’abord au Festival de Sundance, a des airs de vieux film de Michael Mann ou de Nicolas Winding Refn (Drive), à la différence que Rose Glass semble se prendre beaucoup moins au sérieux que son confrère danois. Le film, qui sera à l’affiche le 8 mars au Québec, marie les genres (ici aussi, il y a du surnaturel) avec succès. C’est drôle, enlevant, étonnant, et on ne s’ennuie pas une minute.

Les frais d’hébergement ont été payés par la Berlinale et Téléfilm Canada.