(Berlin) Martin Scorsese a quitté la salle de conférence de presse, à deux mètres de moi, et j’ai constaté à quel point j’avais été bouleversé par ses paroles. Ce n’était pourtant pas la première fois que je voyais le cinéaste de Mean Streets et de The Wolf of Wall Street. N’empêche que Scorsese parle de cinéma avec une telle passion, une telle éloquence, que j’ai quitté l’hôtel Hyatt de Potsdamer Platz remué et surpris de l’être.

Bon, c’est un fait que je considère Martin Scorsese comme le plus grand cinéaste vivant et que j’ai vu tous ses films, même ses courts métrages étudiants. Je possède un t-shirt où son nom est inscrit dans la même police que le groupe de pop métal allemand Scorpions. Je vous rassure, je ne l’ai pas porté (il est rendu trop serré). Je lui ai préféré celui sur lequel il est écrit Ozu, l’un de ses cinéastes préférés, dans la typo d’Ozzy…

Je ne suis pas le seul à vénérer Scorsese. Des journalistes ont fait la queue pendant deux heures afin de s’assurer d’une place à la conférence de presse. Il n’y a eu une telle cohue pour personne d’autre à la Berlinale, et le public était bien sûr conquis d’avance.

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Le réalisateur américain Martin Scorsese reçoit l’Ours d’or honorifique des mains de Mariette Rissenbeek, directrice exécutive de la Berlinale

Le plus cinéphile des cinéastes américains recevait mardi soir au Berlinale Palast un Ours d’or honorifique pour l’ensemble de sa carrière, en marge de la présentation de The Departed (2006). Il doit présenter ce mercredi à la Berlinale Made in England : The Films of Powell and Pressburger, un documentaire dont il est le narrateur sur l’œuvre des cinéastes de Red Shoes (1948), une brillante tragicomédie musicale avant-gardiste.

Scorsese n’a pas parlé en conférence de presse de son film fétiche, mais de son travail de conservation de films (pour le World Cinema Project), inspiré par la bande de jeunes-turcs qu’il formait au début des années 1970 avec ses amis Brian De Palma, Steven Spielberg et Paul Schrader.

On cherchait des copies de bonne qualité de vieux films qui étaient quasi introuvables. Il y avait une mystique associée à ça. Une magie à découvrir quelque chose de nouveau dans l’art qu’est le cinéma, que ce soit un John Ford ou un Satyajit Ray.

Martin Scorsese

Ses yeux pétillent lorsqu’il évoque la découverte de « nouvelles voix » dans son parcours de cinéphile – Shirley Clarke, John Cassavetes, René Clair, Marcel Carné – et comment elles lui ont ouvert les yeux sur le monde. Il cite l’exemple du film Le fleuve de Jean Renoir, qu’il a vu dans sa jeunesse. « J’ai réalisé plus tard que les personnages de Pather Panchali [de Satyajit Ray] étaient des figurants dans les films européens tournés en Inde. Vous voyez ce que je veux dire ? »

Martin Scorsese a grandi dans le quartier Lower East Side de Manhattan, dans un milieu modeste qui n’était pas intellectuel. Il n’y avait pas de livres chez ses parents, à qui il a consacré un merveilleux moyen métrage documentaire en 1974, Italianamerican (sa mère, Catherine, avait aussi un petit rôle dans Goodfellas). Il s’est construit, rappelle-t-il, en découvrant le cinéma européen, en particulier le néoréalisme italien (le sujet de son tout aussi merveilleux documentaire de 1999, My Voyage to Italy).

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Le réalisateur allemand Wim Wenders livre un hommage à Martin Scorsese.

« Peut-être que des jeunes ailleurs dans le monde verront des films et en seront inspirés comme je l’ai été, même s’ils ne deviennent pas des cinéastes », dit Scorsese, qui a découvert le cinéma international, notamment de Kurosawa et de Mizoguchi, grâce à des versions de films doublées en anglais et diffusées à la télé américaine avec des pauses publicitaires.

« Le temps file »

Parmi les films récents qui l’ont marqué, il cite Past Lives de la Canado-Coréenne Céline Song (présenté en compétition à Berlin l’an dernier) et Perfect Days, de Wim Wenders, qui vient de prendre l’affiche au Québec. « J’ai 81 ans et le temps file, dit-il. Je n’ai plus le loisir de choisir des films au hasard. J’essaie de voir de nouveaux films le plus souvent possible, mais je manque de temps. »

Il se méfie des effets de mode. « Les films dont on se souvient après 20 ou 30 ans, ce sont ceux qui disent quelque chose de la nature humaine. » À la question récurrente de la mort annoncée du cinéma, il répond qu’il ne faut pas avoir peur des technologies. « Le cinéma n’est pas en train de mourir, mais de se transformer. Ce qui importe, c’est d’avoir une voix propre. Elle peut s’exprimer sur TikTok comme dans un film de quatre heures ou une minisérie de deux heures », dit celui qui s’amuse à tourner des vidéos sur TikTok avec sa fille Francesca.

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Martin Scorsese (à droite) et sa fille, Francesca, sur la tapis rouge

Les questions n’étaient pas toutes aussi pointues. Scorsese a été très patient avec un jeune Bulgare qui a tenu à livrer une réplique de Jack Nicholson dans The Departed, avec son accent d’Europe de l’Est. Je me suis demandé s’il n’était pas une sorte de Borat ou de cousin d’Infoman à Sofia. « Quelles ont été les 30 plus belles secondes de votre vie ? », lui a demandé une journaliste. « Vous voulez dire au cinéma ? » a répondu l’octogénaire, le sourire en coin.

Une journaliste grecque lui a fait remarquer qu’il avait l’habitude de parler du cinéma des autres, de celui qui l’a inspiré, mais rarement de ses films et de sa propre influence sur d’autres générations de cinéastes. « Je n’y réfléchis pas en ces termes, dit-il. Quand j’étais jeune, j’avais un ego et de l’ambition. J’ai toujours de l’ambition, mais j’essaie de mettre de côté l’ego. »

Au moment où il a présenté hors compétition Raging Bull (1980) à la Berlinale, Scorsese était au plus creux de sa carrière. New York, New York (1977), un retentissant échec critique et commercial, avait plongé le réalisateur dans la dépression et la consommation de cocaïne. Scorsese a été hospitalisé d’urgence en raison d’une hémorragie de l’intestin. Il pesait moins de 110 livres et a failli y laisser sa peau.

C’est son vieil ami Robert De Niro, lui rendant visite à l’hôpital, qui l’a convaincu de réaliser un film sur la vie du boxeur Jake La Motta.

J’ai tout mis dans Raging Bull après avoir fait Taxi Driver, New York, New York et The Last Waltz. Quand j’ai fait The King of Comedy, j’ai compris que j’étais libre de tout recommencer, de remettre les compteurs à zéro, de trouver de nouvelles manières de raconter. Ça s’est produit plusieurs fois dans ma vie. Se libérer des contraintes est formidable.

Martin Scorsese

Grâce à l’excellent Killers of the Flower Moon, il sera candidat une dixième fois, le 10 mars, à l’Oscar du meilleur réalisateur. Une récompense qu’il a remportée seulement pour The Departed, pourtant loin d’être son meilleur film. Scorsese tiendra un rôle dans le prochain long métrage de l’Américain Julian Schnabel (Before Night Falls) et planche sur un projet de scénario inspiré de la vie de Jésus, dont il a parlé à quelques reprises à nul autre que le pape François en personne.

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Martin Scorsese

« Je tente de trouver des manières nouvelles de réfléchir à l’essence du catholicisme », dit le cinéaste de The Last Temptation of Christ et de Silence. « J’aimerais que ce soit unique, différent, que ça suscite la réflexion et que ce soit tout de même divertissant. »

Quoi qu’il en soit, assure-t-il, Scorsese compte perpétuer la tradition de toujours mettre la chanson Gimme Shelter des Rolling Stones dans la bande originale de ses films. « Mick Jagger m’a dit, je ne pouvais pas le croire, que Shine A Light [son documentaire sur la tournée A Bigger Bang des Stones] était mon seul film sans Gimme Shelter. J’ai été anesthésié récemment pour une chirurgie dentaire et le dentiste écoutait Gimme Shelter. Je n’y échappe pas ! »

Il est drôle, en plus d’être fascinant et inspirant. « Je sais bien que nous nous dirigeons tous vers la mort, vers le soleil, la lune, je ne sais quoi. Mais en attendant, pendant que nous y sommes, communiquons. Communiquons à travers l’art. » Un jour, le roi ne sera plus là. C’est peut-être ce qui m’a tant bouleversé quand il a quitté la salle.

Les frais d’hébergement ont été payés par la Berlinale et Téléfilm Canada.