Environ une fois par décennie, nos patrons nous demandent de refaire nos photos de journalistes. Une torture pour ceux qui détestent poser devant un objectif, malgré tout le talent de nos photographes, de la maquilleuse et du coiffeur. Et de la chirurgienne esthétique pour ceux qui y auraient eu recours, parce que si La Presse a 139 ans, nous sommes quand même en 2023.

Je me souviens combien Pierre Foglia haïssait cet exercice forcé. Pendant un temps dans l’édition papier, on le voyait de dos sur sa photo. La dernière fois, en 2012, il était en crisse contre son image et avait remplacé son portrait par celui de George Clooney pour une chronique. Pointant les retouches des magazines féminins, il se demandait : « Pourquoi pas moi ? Pourquoi on m’arrangerait pas, moi aussi ? »

Parce que nous sommes dans un journal d’information et qu’il faut lutter contre la désinformation. Voici la vraie face du vrai monde que vous lisez tous les jours, c’est ça, l’idée. Si chacun commence à corriger par ordinateur ce qu’il n’aime pas de son visage, personne ne pourra plus nous reconnaître.

Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde triche sauf nous, et ce n’est pas juste.

Plus ça fait longtemps, plus l’exercice est cruel. On n’écrit pas dans un journal pour se montrer la face, mais parce qu’on aime écrire, sinon, on aurait fait de la télé.

Une mise à niveau photographique par décennie, c’est pogner un coup de vieux assuré, et mieux vaut l’aimer, la nouvelle photo, parce qu’elle va accompagner chacun de nos textes pour 10 années de plus.

Comme d’habitude, j’ai râlé. Cette idée aussi, de nous faire ça en mars, quand on a le teint vert après des mois d’hiver ! Ça ne leur tenterait pas en septembre, quand on revient de vacances tout bronzé et reposé ?

Rien à faire, pas de sursis, j’ai dû y passer comme tout le monde. Ce qu’il y a de sadique est que les appareils photo, comme les caméras de télé, n’ont pas cessé d’être perfectionnés – tout le contraire des pauvres êtres humains que nous sommes, qui flétrissent avec les années. Si bien que la qualité d’image a atteint un tel sommet qu’on voit le moindre pore de peau dilaté et la moindre ride, même de loin. Il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens aient recours à des interventions esthétiques, et malgré ça, les gens vont critiquer. La comédienne Guylaine Tremblay a lancé un cri du cœur dernièrement sur Facebook, parce qu’elle en a assez de recevoir des messages, majoritairement de femmes, qui jugent sa face.

Et tout ça nous est infligé en plein règne des filtres. Le dernier en date qui fait jaser est le filtre Bold Glamour offert sur TikTok, qui a cette particularité de magnifier votre visage même en mouvement. On n’y voit que du feu et vous avez l’air d’un véritable top modèle – du moins selon des standards imposés par on ne sait qui. Dans une entrevue au journal 24 heures⁠1, une chirurgienne esthétique admet être impressionnée par ce nouveau filtre très performant, mais indique que les gens se présentent de plus en plus avec ces images modifiées comme modèle pour une intervention. « Aujourd’hui, la cliente type de 20 ans, elle ne se compare pas seulement à sa voisine, elle se compare à sa voisine filtrée et, par le fait même, à sa propre image filtrée. Il y en a plusieurs qui me montrent une photo retouchée et qui veulent précisément ce résultat et s’imaginent que c’est simple d’y arriver », explique-t-elle.

Non seulement on devrait se poser des questions sur les informations en reconnaissance faciale que TikTok accumule avec ce Bold Glamour, alors qu’on sait que l’application est maintenant bannie sur les appareils des gouvernements pour des questions de cybersécurité, mais ce n’est certes pas un filtre comme celui-là qui va aider à l’estime de soi de personne. À vivre constamment avec une image de soi trafiquée, comment peut-on ensuite s’accepter dans son miroir ? Il n’y a pas de mensonge plus puissant que le mensonge qu’on se fait à soi-même, et il est impossible que nous ne soyons pas transformés intérieurement aussi par ce monde virtuel où l’on n’arrête pas de se polir en étant pourtant plus que jamais impoli dans les commentaires.

Même sans filtre, avez-vous remarqué que vous êtes toujours plus beau sur vos selfies que sur n’importe quelle photo prise par quelqu’un d’autre ? On n’a pas traduit selfie par égoportrait en français pour rien. Vous maîtrisez entièrement votre image avec votre téléphone intelligent qui adoucit automatiquement les traits. Couleur, luminosité, filtre, il y a plein d’outils pour vous embellir.

Comment ne pas tous souffrir de trouble dysmorphique dans un tel environnement numérique ? Que devient la vérité de nos visages ? Notre rapport aux autres ? Pourrons-nous continuer à croire à la beauté si plus personne ne se montre sous son vrai jour ?

Je l’avoue, j’ai succombé une seule fois dans ma vie à des injections. Un jour de panique. Vraiment pas grand-chose, la ligne de la mâchoire. J’ai trouvé ça bien fait, même si la différence était si subtile que personne ne l’a remarqué, pour la simple raison qu’il n’y a probablement que moi qui voyais un défaut.

Dans la salle d’attente, il n’y avait que des filles dans la vingtaine qui, manifestement, étaient déjà des habituées. Que je panique dans la quarantaine, ça se comprend, mais pourquoi des injections quand tu as encore une peau de bébé ? J’avais envie de toutes les prendre dans mes bras en leur disant : « Mais ma pauvre chouette, qu’est-ce que tu vas te faire dans 20 ans ? »

Jusqu’où ira-t-on avec tout ça, je me le demande souvent, parce que je me demande aussi jusqu’à quel point on veut être splendide.

J’aime l’expression « deep fake », une technique un peu terrifiante qui permet de modifier des vidéos et de faire croire à n’importe quoi sur le web. Dans « deep fake », j’entends la « fausseté profonde » qui ne peut que créer une crise de la notion de confiance tout aussi profonde.

En tout cas, j’espère quand même aimer ma nouvelle photo.

1. Lisez l’article « Même une chirurgienne esthétique ne sait pas ce que le filtre “Bold Glamour” fait à votre visage »