Avec Forteresses et autres refuges, très beau recueil de trois récits qui s’intéresse à la mécanique du souvenir, c’est la troisième fois en sept ans que Rafaële Germain se penche sur le sujet de la mémoire.

« Oui je sais. Il va falloir cesser, passer à un autre appel », nous répond en souriant celle qu’on a connue au milieu des années 2000 comme chroniqueuse à La Presse et autrice à succès de romans de chick lit.

Aujourd’hui, Rafaële Germain travaille surtout comme rédactrice en télé. Et elle écrit parfois des livres tout en profondeur et en délicatesse sur la mémoire et les souvenirs, sujet qui la fascine depuis longtemps, mais qui est maintenant teinté de son expérience personnelle.

Un présent infini, publié en 2016, était déjà inspiré de la maladie de son père, le journaliste Georges-Hébert Germain, qui est mort en 2015 d’un cancer du cerveau. Et les hasards de la vie ont voulu que sa mère, la légendaire attachée de presse culturelle Francine Chaloult, morte de la maladie d’Alzheimer en juin 2022, ait eu ses premiers symptômes pendant la dernière année de vie de son père. Il était donc normal que tout cela « percole » jusque dans ses réflexions.

C’est sûr que quand tes deux parents sont morts de maladies où la mémoire a été touchée, le rapport n’est pas le même. Ça aurait été bizarre de parler du souvenir, mais de faire comme si tout ça n’existait pas.

Rafaële Germain

Sa mère était déjà très atteinte par la maladie lorsque l’éditrice Danielle Laurin a proposé à Rafaële Germain de participer à la collection III de Québec Amérique, qui consiste pour les auteurs à raconter trois souvenirs. L’autrice en était même déjà à l’étape de faire un grand ménage dans le sous-sol de la maison familiale, qui était débordant d’écrits, de photos et d’objets accumulés depuis des décennies.

« La mémoire de ma mère s’est étiolée super vite pendant la pandémie. Au fur et à mesure que ses souvenirs disparaissaient, moi j’en sortais du sous-sol. Ça ne finissait plus, c’était vraiment de l’excavation ! Il y avait déjà une espèce d’archivage de souvenirs qui se faisait même avant que le livre arrive dans ma vie. »

Dépoussiérer les souvenirs

L’enfance de sa mère dont elle a des images très précises tellement on la lui a racontée souvent, sa propre enfance dont ses souvenirs sont plus fugaces, la dernière année de vie de sa mère, « une forteresse ravagée par une tempête », écrit-elle : à partir de ces récits très personnels, Rafaële Germain tente des réponses sur plein de questions qui la taraudent. « Mais il fallait que ça résonne au-delà de mon expérience pour que ça vaille la peine d’être mis sur papier. »

Peut-on hériter des souvenirs des autres ? Qu’est-ce qui fait qu’un souvenir s’imprime en nous et pas un autre ? Est-ce que les souvenirs ne sont qu’une fiction de la réalité ? Ce ne sont que quelques-uns des sujets abordés en filigrane dans ce livre très concentré et émouvant par moments, qu’elle a surtout voulu intègre et « dans le ressenti » – elle s’y dévoile d’ailleurs beaucoup, pour une rare fois.

« J’ai une pudeur naturelle, mais dans ce projet-là, je me disais qu’il fallait que je me montre toute nue au moins une fois. Pas sauter pendant une demi-heure là ! Mais passer dans le décor. C’était honnête d’aller là. »

C’est que le passé ramène au présent et Rafaële Germain, qui a vu ses parents perdre peu à peu leurs souvenirs, s’est demandé lesquels des siens elle voudrait, à la fin, emmener avec elle. Sa réponse : « Les choses qui sont là présentement. » Mais peut-on « choisir » les souvenirs qui se déposent en nous ?

« On peut choisir de dépoussiérer de temps en temps des affaires. J’ai souvent cette image des conservateurs de musée. Je fais ça des fois, de la conservation intérieure. C’est un travail d’archivage personnel, mais après, c’est comment tu vas les porter, ces souvenirs. »

Attention au monde

Rafaële Germain déploie dans Forteresses et autres refuges une écriture poétique et imagée, soignée et vivante. « Ah ça, écrire, c’est un tel bonheur. Je ferais juste ça ! », dit celle qui se voit moins comme une « créatrice » que comme une observatrice. « Une traductrice, mettons. » En appliquant cette espèce d’attention au monde qu’elle a commencé à développer en 2019 dans Pour mémoire, qu’elle a écrit avec Dominique Fortier.

Ça va sonner quétaine, mais il y a de la poésie en toute chose, que ce soit un banc de neige ou la pensée de quelqu’un d’autre. Transcrire un souffle de vent, un vol d’oiseau ou l’acte de se souvenir, c’est de la musique, c’est un mouvement de couleurs.

Rafaële Germain

Plus on « est » dans son existence, mieux on se souvient, croit-elle d’ailleurs. « C’est ça qui reste, ce moment où j’étais assez là pour avoir pris un genre de photo intérieure. »

Rafaële Germain espère que son livre se « promènera discrètement », qu’il « flottera ici et là ». C’est aussi par la bande un portrait drôle et attachant de sa maman, personnage plus grand que nature qui a profité de chaque instant de sa vie avec gourmandise. Elle qui n’aimait pas beaucoup l’introspection, qu’en penserait-elle ?

« Je pense qu’elle serait un peu exaspérée. Qu’elle ne se reconnaîtrait probablement pas. Qu’elle serait contrariée aussi, parce que ce n’est pas complaisant. Mais elle serait contente aussi, quand j’avais écrit le livre sur mon père, une chose qu’elle avait dite, c’était : “Mais on ne parle pas de moi” ! Ce n’était pas un plan de carrière, je ne voulais vraiment pas être la fille qui écrit des livres sur ses parents. Mais on en est arrivés là. »

Forteresses et autres refuges

Forteresses et autres refuges

Québec Amérique

126 pages