On n’aurait pas idée de dire à quelqu’un qui appelle au secours d’une maison en feu : « Rappelez demain SVP ! »

C’est pourtant ce que doivent trop souvent répondre, à contrecœur, des intervenantes de SOS Violence conjugale à des femmes prises dans le feu d’un foyer violent.

Faute de places et de services suffisants en maisons d’hébergement, 17 femmes chaque jour consumées par la violence conjugale se font dire en quelque sorte par le gouvernement : « Patientez, mesdames ! Votre appel est important pour nous. Un agent vous répondra sous peu. Pour l’heure, vous coûtez trop cher la porte. »

À 900 000 $ la porte, on parle de « coûts vraiment excessifs », a déclaré la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, le 14 mars1. C’était dans la foulée d’une sortie publique, une semaine auparavant, des associations de maisons d’hébergement pour femmes et enfants victimes de violence qui dénonçaient que leurs projets soient bloqués sans que l’on tienne compte de leurs besoins particuliers2.

J’en avais parlé au lendemain du 8 mars, en pensant un peu naïvement que le gouvernement, fort de l’excellent travail transpartisan accompli dans la foulée du rapport Rebâtir la confiance, reviendrait vite à la raison et comprendrait que l’on ne parle pas exactement ici de caprices de princesses3.

La suite des choses m’a donné royalement tort. Le jour même où l’Assemblée nationale adoptait la fameuse « motion du vagin » pour soi-disant protéger les droits des femmes4, la ministre Duranceau ratait une belle occasion de les défendre réellement. Au lieu de s’engager à répondre aux préoccupations des associations des maisons d’hébergement débordées, elle dénonçait le « coût à la porte » de certaines maisons.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau

« Nous ne sommes #pasdesportes », ont répliqué la semaine dernière les associations, en transformant les mots indignés de Kim Lizotte en campagne sur les réseaux sociaux.

« Nous construisons pour les femmes et les enfants un lieu sûr et chaleureux. Le seul qu’il leur reste », ont-elles écrit, en implorant le premier ministre François Legault et la ministre Duranceau de leur donner les moyens de sauver des vies.

Depuis, les choses semblent finalement bouger. Des discussions avec la Société d’habitation du Québec ainsi que le cabinet de la ministre Duranceau ont permis d’en arriver à des voies de passage pour que les maisons d’hébergement puissent voir le jour rapidement. Malheureusement, sur le fond, le problème demeure entier.

Cette affaire témoigne d’une incompréhension de la part de la ministre Duranceau du rôle de l’État dans la prévention de la violence conjugale. Personne n’est contre la gestion rigoureuse des fonds publics, bien sûr. Mais s’en remettre à une logique comptable de « coût à la porte » pour des maisons qui accueillent des femmes dont la vie est menacée, c’est rater la cible.

On n’économise rien du tout en disant « Patientez ! » à des femmes et des enfants qui tentent d’échapper à un foyer violent. Oui, ça coûte cher de construire suffisamment de maisons d’hébergement. Mais ça coûte encore plus cher à une société de ne pas le faire. En vies brisées, en problèmes décuplés, en avenirs hypothéqués, en épuisement professionnel d’intervenantes qui ne savent plus quoi dire aux femmes en détresse qui les appellent en larmes…

À entendre la ministre évoquer des coûts excessifs « à la porte » des maisons d’hébergement, on avait l’impression qu’elle dénonçait des dépenses d’État frivoles. Que le contribuable inquiet se rassure : on ne parle pas ici de construire des répliques du château de Versailles pour les femmes victimes de violence.

Si vous voulez comprendre pourquoi ça peut coûter aussi cher, lisez le reportage de ma collègue Katia Gagnon qui décortique le projet de maison de deuxième étape à 900 000 $ la porte prévu à Rouyn5. Un projet qui s’impose alors qu’il n’y a aucune maison du genre pour les femmes les plus à risque d’homicide conjugal dans toute la région de l’Abitibi-Témiscamingue.

Pourquoi ça coûte si cher ? N’ayez crainte, on n’a prévu ni toilettes en or ni lits à baldaquin sertis de diamants.

Alors quoi ? En plus de l’explosion des coûts de construction et des matériaux qui affecte tous les projets à Rouyn, il faut décontaminer la cour où joueraient les enfants, ce qui coûte en soi 500 000 $. Jouer dehors sur un terrain non contaminé n’est pas exactement un luxe, on s’entend. Le faire dans un lieu sûr lorsqu’on fuit un foyer violent, non plus. Les besoins particuliers en sécurité de ces maisons où le premier critère d’admission est la dangerosité de l’ex-conjoint contribuent aussi à faire gonfler la facture.

Il faut par exemple prévoir un bâtiment en forme de U pour que le terrain de jeu soit à l’abri des regards. Ou encore installer des vitres blindées et des moustiquaires en acier inoxydable avec cadres en acier à l’épreuve des assaillants. Car dormir sur leurs deux oreilles devant une fenêtre ordinaire est malheureusement un luxe que ces femmes n’ont pas.

Si on veut gérer sainement les fonds publics en matière de lutte contre la violence conjugale, ce n’est pas aux portes blindées « trop chères » des maisons d’hébergement qu’il faut s’en prendre, mais au manque de leadership et de coordination qui fait en sorte qu’en dépit de la promesse de François Legault de prendre ce dossier à bras-le-corps en 2021, ce dernier s’est retrouvé coincé entre deux cases sur le bureau de la ministre responsable de l’Habitation.

Devant un enjeu aussi crucial qui relève de huit ministères, trois secrétariats et neuf organismes étatiques, ça prend un chef d’orchestre au gouvernement ayant le pouvoir décisionnel et l’autorité nécessaires pour coordonner efficacement la lutte contre la violence conjugale et rendre des comptes au plus haut niveau. Pour l’heure, la coordination de cette lutte relève du Secrétariat à la condition féminine, dont les pouvoirs et les leviers sont insuffisants.

C’était là l’une des recommandations les plus importantes du rapport Rebâtir la confiance, car elle chapeaute toutes les autres. Elle n’a malheureusement jamais vu le jour. Il n’est pas trop tard pour y donner suite. Ce serait même urgent.

1. Lisez l’article « Maison pour femmes victimes de violence conjugale : à 900 000 $ “la porte”, le coût est “excessif”, juge Duranceau » 2. Lisez « Familles victimes de violence conjugale : un financement “inadéquat” du Québec force l’arrêt de projets d’hébergement » 3. Lisez la chronique « Combien coûte une vie de femme ? » 4. Lisez la chronique « La motion du vagin » 5. Lisez l’article « Maison pour femmes violentées : ce qui se cache derrière les 900 000 $ la porte »