Le jeu des motions a atteint un nouveau sommet de ridicule la semaine dernière quand l’Assemblée nationale, unanime, a dénoncé « le choix des mots utilisés dans un récent jugement de la Cour suprême pour désigner les femmes ».

Voici la motion au complet :

« Que l’Assemblée nationale dénonce le choix des mots utilisés dans un récent jugement de la Cour suprême pour désigner les femmes ; « Qu’elle réitère l’importance de conserver le mot “femme” ; « Qu’elle se dissocie de l’utilisation de termes ou de concepts contribuant à invisibiliser les femmes ; « Qu’elle rappelle les gains importants réalisés dans les dernières décennies afin de faire avancer les droits des femmes et la nécessité de protéger ces droits acquis. »

Qui peut être assez abruti pour promouvoir l’invisibilisation des femmes ?

Résultat du vote : 100 députés pour, 0 contre, 0 abstention.

C’est la ministre Martine Biron qui a déposé la motion conjointement avec le député libéral André A. Morin.

Ces gens devraient être gênés, comme tous ceux qui ont voté sans avoir lu le jugement. Car il faut ne pas l’avoir lu pour écrire une telle motion.

La décision en question, R. c. Kruk, rendue le 8 mars, loin d’invisibiliser les femmes, réaffirme au contraire les droits des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle.

D’où vient cette soudaine envie de monter au créneau ? D’un texte dans le National Post, repris dans une chronique de Richard Martineau dans Le Journal de Montréal. Cette chronique s’intitulait « Il n’y a plus de femmes au Canada ! ». Elle consistait à sortir de son contexte un paragraphe de ce long jugement rendu la semaine précédente sur un point technique (la « norme de contrôle » des cours d’appel pour casser les jugements des tribunaux).

Il y a en effet un passage qui paraît étrange s’il est lu isolément, car il parle de « personnes ayant un vagin ».

Avant de capoter, il faut peut-être lire les 108 paragraphes qui précèdent cette phrase.

Christopher Kruk, de Vancouver, a été condamné pour agression sexuelle. La victime, une jeune femme, était en état d’ébriété avancé pendant l’agression et a oublié bien des détails. Elle raconte s’être réveillée avec Kruk par-dessus elle, en train de la pénétrer. Kruk niait tout contact sexuel.

Le juge n’a pas cru l’accusé et a cru la victime. Il est « extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation », a dit le juge.

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a cassé le verdict : un juge ne devrait pas faire une hypothèse semblable par simple déduction. Des questions de neurologie, de physiologie et de psychiatrie sont impliquées pour conclure à la réalité de cette sensation, a dit la Cour d’appel, on ne peut simplement la supposer. Comme si, quand il s’agit du vagin d’une femme en état d’ébriété, on ne peut pas vraiment se fier au simple témoignage.

C’est à ce supposé grand mystère du sexe féminin que répondait la Cour suprême.

Quand une personne en état d’ébriété reçoit un coup au visage ou sur un tibia, on ne demande pas à un expert si la sensation décrite est fiable. On n’a pas besoin de recourir à la neurologie ou à la psychiatrie. On croit cette personne, ou pas.

C’est ce qu’a fait le juge au procès de Kruk : « Il a conclu que son témoignage (de la victime) sur la question importante de savoir s’il y avait eu pénétration péno‑vaginale était fiable et donc suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité. »

Si on n’a pas besoin d’un expert pour prouver les sensations d’une personne ivre ayant reçu un coup, on n’en a pas plus besoin en cas de viol, écrit la juge Sheilah Martin au nom de la Cour suprême.

« Lorsqu’une personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude avoir ressenti une pénétration péno-vaginale, le juge du procès doit pouvoir conclure qu’il est peu probable qu’elle se trompe. Bien que le choix du juge du procès d’utiliser les mots “une femme” puisse avoir été regrettable et causé de la confusion, dans le contexte, il est clair que le juge estimait qu’il était extrêmement improbable que la plaignante se trompe à propos de la sensation d’une pénétration péno-vaginale parce que les gens, même en état d’ébriété, ne se trompent généralement pas au sujet de cette sensation. Autrement dit, la conclusion du juge reposait sur son appréciation du témoignage de la plaignante. »

Ce que la Cour suprême reproche au juge, ce n’est pas l’emploi du mot « femme », c’est d’avoir paru vouloir deviner la crédibilité de ce qu’« une femme » ressent en général.

Le mot « femme » apparaît 67 fois dans le jugement de la Cour suprême, qui ne dit aucunement qu’on doive le bannir au profit de « personne ayant un vagin ». L’expression est utilisée ici de manière semi-ironique pour exprimer l’idée que, quel que soit le sexe du témoin et quelle que soit la partie du corps dont on parle, on n’a pas besoin d’un expert pour déterminer si la sensation est vraisemblable ou non.

C’est donc en vérité un jugement qui promeut l’égalité des femmes et qui rappelle longuement les mythes et les préjugés sexistes dont les plaignantes ont été victimes devant les tribunaux dans les affaires de crimes sexuels. On pourrait dire que c’est un jugement féministe.

Que Richard Martineau y voie une sorte de dérive wokiste qui fait disparaître les femmes, qu’il dise que c’est la faute de Justin Trudeau, qui a nommé cette juge (choisie par un comité de sélection présidé par une ex-première ministre conservatrice, en passant), qu’il soit back order de points d’exclamation, c’est dans l’ordre des choses.

Mais que la ministre de la Condition féminine, ex-journaliste, plante un jugement qu’elle n’a pas lu, jugement qui consiste précisément à défendre les droits des femmes, qu’elle lui fasse dire faussement qu’il invisibilise les femmes, c’est franchement désolant.

Quant au député libéral Morin, avocat de son état, qui ne cesse de dénoncer les attaques contre les tribunaux par le premier ministre ou d’autres, qu’il copilote cette motion tout croche, c’est pas fort. La motion suivante à l’agenda, qu’il a présentée lui-même, consistait justement à dénoncer les attaques injustifiées des politiciens envers les tribunaux…

Méchante de bonne idée, m’sieur le député.