Une motion a été adoptée jeudi à l’Assemblée nationale pour « dénoncer le choix des mots utilisés dans un récent jugement de la Cour suprême ». En effet, à première vue, l’expression « personne ayant un vagin » a de quoi faire sursauter… Mais faut-il pour autant conclure que la Cour cherche à « invisibiliser les femmes » ?

Au bout du fil, la professeure Anne-Marie Boisvert, de la faculté de droit de l’Université de Montréal, est incrédule et consternée. « Je n’en reviens pas que l’Assemblée nationale banalise son rôle en s’abaissant à faire des motions comme ça. C’est sûr que personne là-bas n’a lu ce jugement. »

Quel est ce jugement qui a fait l’objet d’une motion adoptée à l’unanimité jeudi par la centaine de députés présents à l’Assemblée nationale ? Le 8 mars dernier, le plus haut tribunal du pays a rendu sa décision R. c. Kruk concernant deux affaires d’agressions sexuelles commises en Colombie-Britannique. Hormis certains juristes spécialisés en la matière, la publication de cette décision n’a pas fait grand bruit, surtout de ce côté du pays.

La Cour suprême devait déterminer si un juge de première instance avait commis une erreur de droit en évaluant le témoignage d’une victime d’agression sexuelle commise en 2017. Ce juge a accordé beaucoup de crédibilité au fait que la victime, une femme de 19 ans, ait affirmé devant la cour avoir « senti le pénis de [son agresseur] en elle ». La défense, elle, avait suggéré que la victime a pu s’être trompée au sujet de la sensation physique d’une pénétration péno-vaginale en raison de son état d’ébriété lors des faits.

Le juge, à la lumière de toute la preuve, a plutôt cru la victime. « Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation », a-t-il déterminé en condamnant l’accusé.

Devant la Cour d’appel de Colombie-Britannique, les avocats de l’accusé ont voulu faire casser le jugement en plaidant que le juge avait fait une erreur en estimant « improbable » qu’une femme se trompe lorsqu’elle affirme avoir ressenti une pénétration. La Cour d’appel leur avait donné raison.

La Cour suprême a donc été saisie à son tour. Le juge de première instance a-t-il fait une erreur en accordant autant de crédibilité à cet élément du témoignage de la victime qui a affirmé avoir senti le pénis de son agresseur dans son vagin, même si elle était en état d’ébriété ? Non, décrètent les juges.

Si un témoin raconte que, lorsqu’il était en état d’ébriété, il est certain d’avoir reçu un coup de poing au visage ou un coup de pied au tibia, exige-t-on qu’un expert vienne soutenir ces affirmations ? Non. C’est la même chose pour une pénétration péno-vaginale.

« Lorsqu’une personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude avoir ressenti une pénétration péno-vaginale, le juge du procès doit pouvoir conclure qu’il est peu probable qu’elle se trompe », écrit la juge Sheilah L. Martin, au nom de la Cour suprême.

Une question de vagin

« S’il y a un tribunal qui fait attention aux mots qu’il utilise, c’est bien la Cour suprême », dit Anne-Marie Boisvert. Et le bon mot à utiliser dans ce point précis discuté à la Cour suprême, c’est celui qui désigne cet organe sensoriel, le vagin. « Et il y a des personnes qui ne se considèrent pas comme une femme et qui ont un vagin », dit Mme Boisvert.

Par ailleurs, la formulation « personne ayant un vagin » apparaît une seule fois dans ce long jugement, au paragraphe 109 très précisément. Le mot « femme », quant à lui, apparaît… 67 fois.

N’empêche, la motion présentée par la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, proclame que l’Assemblée nationale « se dissocie de l’utilisation de termes ou de concepts contribuant à invisibiliser les femmes ».

Ce qui fait bondir la juriste Anne-Marie Boisvert.

La Cour suprême a rendu un jugement éminemment favorable aux femmes, aux victimes d’agressions sexuelles. Prétendre que ce jugement invisibilise les femmes, c’est hallucinant.

Anne-Marie Boisvert, professeure de la faculté de droit de l’Université de Montréal

L’avocat Hugo Caissy, vice-président de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense, est également perplexe. Ce passage du jugement est interprété « hors contexte », dit-il. « Ce que la Cour a dit est plus nuancé. »

QS reconnaît des « erreurs factuelles »

Les députés se sont-ils prononcés un peu trop rapidement sur le jugement de la Cour suprême ?

Contacté après le vote, Québec solidaire a reconnu avoir voté en faveur d’une motion qui comportait « des erreurs factuelles », mais affirme avoir donné son consentement à la motion « parce que nous sommes en accord avec le concept de ne pas invisibiliser les femmes ». « Nous avons refusé d’être conjoints parce que la motion comportait des erreurs factuelles, notamment le fait que le jugement en question utilise 67 fois le mot femme », a indiqué Stéphanie Guèvremont, directrice des communications de l’aile parlementaire du parti.

La motion adoptée le 14 mars à l’unanimité par l’Assemblée nationale

« Que l’Assemblée nationale dénonce le choix des mots utilisés dans un récent jugement de la Cour suprême pour désigner les femmes ; « Qu’elle réitère l’importance de conserver le mot “femme” ; « Qu’elle se dissocie de l’utilisation de termes ou de concepts contribuant à invisibiliser les femmes ; « Qu’elle rappelle les gains importants réalisés dans les dernières décennies afin de faire avancer les droits des femmes et la nécessité de protéger ces droits acquis. »

Au Parti québécois, un porte-parole a répondu à La Presse que le parti a appuyé la motion « en raison du paragraphe 109 ». « Le plus haut tribunal du pays devrait appeler une femme une femme. »

Au cabinet de la ministre de la Condition féminine Martine Biron, qui a proposé la motion, on affirme que le gouvernement Legault « va toujours protéger les droits des femmes ». « La Cour suprême a utilisé des mots qui tentent de les invisibiliser. C’était important de dénoncer cette pratique », a indiqué l’attachée de presse de la ministre, Catherine Boucher.

Ce qui ne convainc guère Anne-Marie Boisvert. S’ils veulent s’occuper des femmes, ils pourraient prévoir au budget quelque chose pour les refuges de femmes battues. Ça, c’est de leur compétence, suggère-t-elle.

Ce même jour à l’Assemblée nationale où la motion a été adoptée, la ministre France-Élaine Duranceau a annoncé qu’elle avait bloqué la construction de maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, car elles coûtaient trop cher.

Avec Charles Lecavalier, La Presse

Consultez le jugement de la Cour suprême