L’ex-juge de la Cour d’appel Jacques Delisle a tué sa femme… en lui donnant une arme à feu pour qu’elle se suicide. C’est par une contorsion juridique que s’est conclu jeudi ce feuilleton judiciaire qui a fasciné le Québec pendant 15 ans. L’homme de 88 ans a écopé d’une ultime journée de prison.

« Oui », lâche Jacques Delisle, au palais de justice de Québec. L’ancien juge de la Cour d’appel du Québec vient alors de plaider coupable à un chef réduit d’homicide involontaire. Son second procès pour le meurtre prémédité de sa femme n’aura donc jamais lieu.

Que s’est-il réellement passé le 12 novembre 2009 ? Nicole Rainville, une femme quasi paralysée, s’est-elle vraiment donné la mort seule ? Pourquoi avait-elle une plaie de défense sur la main ?

La vérité risque de ne jamais être connue.

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Le procureur de la Couronne MFrançois Godin

« Les parties ne reconnaissent pas la véracité de la version des faits soutenue par la partie adverse », a indiqué d’emblée le procureur de la Couronne MFrançois Godin.

Selon la trame présentée au juge, Jacques Delisle n’a pas ouvert le feu sur Nicole Rainville. C’est plutôt la thèse du suicide qui est retenue. Or, la Couronne n’est pas d’accord avec cette version.

« M. Delisle a causé la mort de sa femme en ayant un rôle plus actif et contemporain dans le décès de celle-ci », a insisté MGodin.

Une telle mésentente est quasiment du jamais vu dans le cadre d’une reconnaissance de culpabilité.

Généralement, lorsqu’un accusé plaide coupable à un crime, la Couronne et la défense présentent une trame factuelle commune, reconnue par les deux parties.

Ici, le compromis retenu est alambiqué : la Couronne ne reconnaît pas la version de la défense, mais « accepte » la trame factuelle de Jacques Delisle, puisqu’elle « correspond juridiquement à la définition d’homicide involontaire ».

En mêlée de presse, l’avocat de la défense MJacques Larochelle y est allé de cette formule sibylline.

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L’avocat de la défense MJacques Larochelle

« Il a plaidé coupable à avoir aidé sa femme à se suicider et a été trouvé coupable de l’avoir tuée. Ce n’est pas la même chose. »

Essentiellement, MLarochelle n’a pas voulu faire une « bataille », même si le chef logique était, selon lui, celui « d’assistance au suicide ».

Il aurait tenté de dissuader sa femme

Selon la trame de la défense, Nicole Rainville confie à son mari qu’elle veut mourir. Son bras droit est paralysé, son esprit est diminué et elle marche difficilement depuis son AVC. « Elle ne pouvait plus supporter l’humiliation d’être à charge, d’être privée des plaisirs de la vie », explique l’avocat.

Nicole Rainville demande alors à son mari de lui donner son pistolet et de le poser à côté d’elle.

« M. Delisle n’a pas accepté tout de suite, il a tenté de la dissuader, il lui a rappelé plusieurs arguments qui auraient pu la faire changer d’avis. [Elle] n’a pas changé d’opinion. Il lui a laissé l’arme et lui a dit de ne pas agir avec précipitation et de réfléchir profondément avant de se décider », poursuit MLarochelle.

À son retour, Nicole Rainville était morte.

« M. Delisle et Mme Delisle faisaient partie de cette classe de gens de plus en plus nombreux qui pensent qu’une personne qui ne peut plus supporter la vie a le droit de mettre un terme à ses jours », explique MLarochelle.

Le juge Delisle a « payé très cher » son erreur de mentir aux policiers, selon MLarochelle. L’ex-juge leur a expliqué que sa femme avait probablement pris l’arme elle-même. Il disait l’avoir laissée chargée dans une boîte. Un récit « suspect », reconnaît la défense.

Le verdict de meurtre est plus proche de la vérité, selon la Couronne

Au procès, en 2012, le jury a reconnu Jacques Delisle coupable du meurtre prémédité de sa femme. La Couronne avait plaidé que le juge retraité – qui avait une liaison secrète avec sa secrétaire – avait tué sa femme d’une balle dans la tête. Nicole Rainville avait d’ailleurs levé sa main pour se protéger.

« La conclusion du premier procès est, à notre avis, plus représentative de la vérité », a nuancé en mêlée de presse le directeur du DPCP MPatrick Michel.

Après avoir épuisé tous ses appels, Jacques Delisle est resté emprisonné jusqu’en 2021, lorsque le ministre fédéral de la Justice a ordonné un nouveau procès, puisqu’une erreur judiciaire s’était « probablement » produite. Un juge a plus tard déclaré l’arrêt du processus judiciaire, mais la Cour d’appel a infirmé cette décision.

En mêlée de presse, MLarochelle l’a répété : il y a eu « erreur judiciaire » en 2012.

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Jacques Delisle au palais de justice de Québec jeudi

Le juge Étienne Parent a entériné la suggestion commune des avocats : une peine de 8 ans et 311 jours. Mais comme Jacques Delisle a déjà purgé 8 ans et 310 jours, il ne lui restait qu’une dernière journée à passer en détention.

L’homme de 88 ans semblait toutefois mal saisir la peine imposée. « Il confirme ? », a-t-il demandé, d’une voix faible, à son avocat.

« Avez-vous une idée quand on va me remettre en liberté ? »

« Quelques heures », a conclu son avocat.

C’est donc en marchant d’un pas difficile que le juge déchu s’est éclipsé pour la dernière fois, en route vers la détention pour purger sa peine, le temps d’un après-midi.

L’HISTOIRE JUSQU’ICI

12 novembre 2009 : Nicole Rainville est retrouvée morte. Jacques Delisle signale au 911 le suicide de sa femme.

15 juin 2010 : Jacques Delisle est accusé du meurtre au premier degré de sa femme.

14 juin 2012 : Un jury déclare Jacques Delisle coupable du meurtre au premier degré de sa femme.

12 décembre 2013 : La Cour suprême refuse d’entendre Jacques Delisle. L’ex-juge a épuisé tous ses recours et doit purger sa peine.

Avril 2021 : Le ministre fédéral de la Justice ordonne la tenue d’un nouveau procès, puisqu’une erreur judiciaire s’est probablement produite.

8 avril 2022 : La Cour supérieure ordonne l’arrêt du processus judiciaire en raison de la violation des droits constitutionnels de Jacques Delisle.

6 décembre 2023 : La Cour d’appel infirme cette décision et confirme la tenue d’un second procès.

14 mars 2024 : Alors que la Cour suprême devait se pencher sur l’appel de Jacques Delisle, ce dernier plaide coupable à un chef d’homicide involontaire.