Combien coûte au juste une vie de femme ?

Je me suis posé la question cette semaine en assistant au traditionnel dévoilement des listes de souhaits que l’on présente à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.

Au rayon de la prévention des féminicides, la liste incluait cette année encore plusieurs propositions méritant d’être sérieusement considérées, que ce soit la mise sur pied d’un programme de financement spécifique pour le développement de maisons d’hébergement1 ou la criminalisation du contrôle coercitif2.

Alors que Québec a profité du 8 mars pour presser Ottawa de criminaliser le contrôle coercitif pour protéger les femmes – une proposition du NPD qui est déjà à l’étude à la Chambre des communes3 –, il était pour le moins troublant de voir son manque d’empressement à respecter ses propres promesses à l’égard des femmes victimes de violence conjugale.

Rappelons qu’au printemps 2021, alors que nous assistions avec effroi à une vague de féminicides, le premier ministre François Legault s’était engagé à prendre le problème à bras-le-corps en déployant une série de mesures. L’une de ses promesses était de créer suffisamment de places d’hébergement pour les femmes qui doivent fuir un foyer violent.

Trois ans plus tard, si on peut saluer plusieurs avancées réalisées dans la foulée du rapport transpartisan Rebâtir la confiance, la promesse relative aux maisons d’hébergement peine à se concrétiser, empêtrée dans des cases administratives trop étroites et du travail en vase clos.

Malgré tous les efforts déployés par des directrices de maisons d’hébergement pour ouvrir de nouveaux établissements, elles font face à un mur. Pourquoi ? Parce que la vie – ou plutôt la survie – des femmes victimes de violence conjugale n’entre dans aucune case de la Société d’habitation du Québec (SHQ). À défaut d’avoir un programme conçu spécifiquement pour elles, on les place dans la case « logement social ». Une case qui ne tient pas compte du fait qu’une maison d’hébergement, pour réaliser sa mission, n’est pas qu’une affaire de portes. Il faut prévoir des mesures de sécurité et des espaces pour l’accompagnement des femmes et des enfants victimes de violence conjugale.

Dans un tel contexte, on dit aux maisons d’hébergement : « Désolés ! On ne peut pas vous financer. Vous coûtez trop cher la porte ! »

D’où cette question que je posais d’emblée : combien coûte au juste une vie de femme ?

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Sabrina Lemeltier, directrice générale de la maison d’hébergement La Dauphinelle

« Je ne peux pas croire qu’au Québec, on va avoir une logique de coûts à la porte pour sauver la vie d’une femme ! », tonne Sabrina Lemeltier, directrice générale de la maison d’hébergement La Dauphinelle, qui, avec ses collègues, implore dans une lettre ouverte le gouvernement de passer de la parole aux actes.

« On nous a dit : “Ouvrez des places ! Il y a trop de refus par manque de places.” Ce qui était vrai. Mais je vous dirais qu’on est aujourd’hui dans la même situation qu’en 2021. » Dans la maison d’hébergement qu’elle dirige, les refus par manque de places sont malheureusement quotidiens.

Lisez la lettre ouverte

Pour passer de la parole aux actes, la mise sur pied d’un programme spécifique pour la construction de maisons d’hébergement semble tomber sous le sens. Cela permettrait de mieux coordonner le travail de tous les ministères concernés (Habitation, Santé et Services sociaux et Condition féminine) pour protéger les femmes victimes de violence conjugale.

En ce moment, la coordination n’est pas exactement au rendez-vous. Alors que la nouvelle maison d’hébergement de La Dauphinelle qui devait déjà être ouverte depuis un moment n’a toujours pas vu le jour en raison des problèmes de cases relevant du ministère de l’Habitation, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) presse sa directrice de l’ouvrir pour lui donner le financement déjà prévu pour les services qui doivent y être offerts. « Mais j’ouvrirais une maison où je n’aurais pas l’espace pour donner des services qui vont être financés par le MSSS ! C’est quand même farfelu », observe Sabrina Lemeltier.

Il faut comprendre que l’on ne parle pas ici d’un logement permanent, mais bien d’un refuge transitoire à haute sécurité pour des femmes à haut risque de féminicide.

« Dans la maison d’hébergement qu’on veut ouvrir, notre critère d’admission, c’est la dangerosité de l’ex-conjoint », explique la directrice générale de La Dauphinelle.

Malgré ces spécificités, on traite les maisons d’hébergement comme s’il s’agissait de n’importe quel projet de logement social, déplore-t-elle.

On nous dit : “Vous coûtez trop cher. Rationalisez. Faites preuve de créativité. Sollicitez la communauté…”

Sabrina Lemeltier, directrice générale de la maison d’hébergement La Dauphinelle

D’où cette autre question que je me pose : dans une société où l’égalité hommes-femmes est une valeur cardinale, est-ce vraiment le rôle de la philanthropie de s’assurer que des victimes de violence conjugale aient accès à des services d’hébergement ?

Remarquez que ce serait moins indécent qu’une autre « solution » évoquée pour faire baisser les coûts des maisons d’hébergement : solliciter la contribution financière des femmes victimes de violence conjugale. « Dans certains montages financiers, on demande des contributions pouvant aller jusqu’à 1000 $ par mois. Il y a là une confusion avec le logement social. Comme si les femmes devaient payer un loyer pour avoir des services d’urgence », note Sabrina Lemeltier.

Pour l’heure, rien n’indique que la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, soit ouverte à l’idée de créer un programme spécifique pour que les femmes qui sont le plus à risque de féminicide puissent avoir accès aux maisons d’hébergement promises par le gouvernement en 2021.

La déclaration écrite envoyée par son cabinet à ce sujet se contente de souligner le « rôle primordial » des maisons d’hébergement sans tenir compte du rôle que doit jouer l’État pour bien soutenir leur mission hors cases.

« Nous sommes conscients que les besoins sont grands. En collaboration avec la SHQ, nous soutenons les organismes pour que le développement des projets soit plus agile et plus efficace, notamment pour optimiser les coûts et assurer le succès des projets. »

Bref, on reste ici dans une logique comptable où on semble s’inquiéter davantage pour le coût d’une porte que pour celui d’une vie.

1. Lisez « Un financement “inadéquat” du Québec force l’arrêt de projets d’hébergement » 2. Lisez l’article du Devoir « Québec presse Ottawa de criminaliser le contrôle coercitif pour protéger les femmes » 3. Lisez la chronique « Ce n’est pas de l’amour, c’est du contrôle »

QUELQUES RESSOURCES POUR LES VICTIMES DE VIOLENCE CONJUGALE ET LEURS PROCHES

SOS violence conjugale : 1 800 363-9010 (ligne sans frais) ou 438 601-1211 (par texto)

Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (Montréal) : 514 878-9757

Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale : 514 878-9134

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