À l’occasion du 8 mars, alors qu’une cinquième Maison bleue vient d’être inaugurée à Montréal-Nord, notre chroniqueuse est retournée sur les traces du premier reportage qu’elle avait consacré à cet OBNL exceptionnel qui, depuis 2007, redonne du pouvoir aux mères enceintes vulnérables et défend le droit à l’égalité des chances.

Le jour de la Saint-Valentin, Cendy Jeannis a débarqué à la Maison bleue le cœur débordant de reconnaissance et les bras chargés d’une magnifique plante pour la travailleuse sociale Anne-Marie Bellemare.

Une façon pour elle de dire merci à cette femme qui a changé sa vie il y a plus de 15 ans, alors qu’elle était enceinte, seule et désespérée. À la Maison bleue, qui vient en aide aux mères enceintes vulnérables depuis 2007, elle s’est sentie pour la première fois de sa vie épaulée.

« La Maison bleue m’a tellement aidée. Et si je suis rendue là où je suis aujourd’hui, c’est beaucoup grâce à Anne-Marie, qui m’a donné du répit et de l’espoir. Elle m’a fait comprendre que s’il y avait quoi que ce soit, elle serait toujours là pour moi. Alors, aujourd’hui, je veux lui faire savoir que si elle a besoin de moi, moi aussi, je suis là », me dit Cendy, qui a récemment obtenu un diplôme d’études professionnelles en soins d’assistance à la personne en établissement et à domicile.

Pour Cendy, aucune fleur n’est assez belle, aucun mot n’est assez fort, aucun geste ne sera assez grand pour exprimer toute sa reconnaissance à l’égard de la travailleuse sociale de la Maison bleue.

« Une fleur, ce n’est rien ! Si j’avais des millions, je lui aurais offert plus ! Les gestes qu’elle a posés dans ma vie, ce n’étaient pas des choses simples comme quelqu’un qui vous essuie les souliers ! Elle est rentrée dans mon intimité, dans la vie de mes enfants. Elle m’a donné du pouvoir sur ma vie. »

Cendy Jeannis et Anne-Marie Bellemare se sont rencontrées en 2008 à la Maison bleue du quartier Côte-des-Neiges, la toute première maison de périnatalité sociale inaugurée au Québec. J’avais eu l’occasion de faire leur connaissance dans le cadre d’un reportage réalisé au début de la grande aventure de la Maison bleue. Je ne les avais pas revues depuis.

La première fois que j’ai mis les pieds à la Maison bleue, en 2009, l’OBNL était encore pratiquement inconnu. Mis à part un reportage à Radio-Canada diffusé en plein été, aucun média ne s’y était intéressé. Dès ma première visite, je me rappelle avoir eu un immense coup de cœur pour ce modèle d’intervention innovateur mis sur pied par la Dre Vania Jimenez et sa fille Amélie Sigouin. Je m’étais dit en sortant de là que ça prendrait des Maisons bleues dans tous les quartiers de Montréal.

Quinze ans et des milliers de bébés plus tard, le succès de la Maison bleue, qui mise sur un modèle unique axé sur la prévention, l’interdisciplinarité et des interventions à échelle humaine, est phénoménal. Après Côte-des-Neiges, Parc-Extension, Saint-Michel et Verdun, une cinquième Maison bleue vient d’être inaugurée à Montréal-Nord, où les besoins sont particulièrement criants. D’ici cinq ans, on prévoit en ouvrir cinq de plus dans la grande région métropolitaine.

Le succès de l’OBNL se mesure par divers indicateurs – j’y reviendrai. Il se mesure aussi par les nombreux témoignages de mères comme Cendy qui, cinq, dix ou quinze ans plus tard, disent : « Merci. Je reviens de loin… Je ne serais jamais arrivée là sans vous. »

Lorsqu’elle a frappé à la porte de la Maison bleue, Cendy était enceinte de son deuxième enfant et se sentait perdue. Née en Haïti, elle était arrivée à Montréal à l’âge de 5 ans. De 11 à 18 ans, elle est devenue une enfant de la DPJ. « J’ai été violée, j’ai été battue… » À 18 ans, on lui a dit : « Débrouille-toi ! »

Plus facile à dire qu’à faire lorsqu’on a les épaules chargées de mille fardeaux et mille colères et que l’on n’a personne sur qui compter. Pour la première fois de sa vie, à la Maison bleue, Cendy s’est sentie soutenue par toute une équipe qui veillait sur elle. Sous un même toit, elle a pu compter sur une infirmière, une médecin, une sage-femme, une éducatrice spécialisée, une travailleuse sociale… Un lien particulièrement fort s’est tissé avec Anne-Marie, qui a été sa doula. Elle lui a appris à canaliser sa colère. Elle l’a encouragée à faire du ménage dans sa vie et à retourner aux études. Elle lui a tenu la main quand elle pleurait. Elle a coupé le cordon ombilical lorsqu’elle a accouché de sa fille Mendy un jour d’avril 2009. Elle l’a invitée à témoigner de sa dure expérience d’enfant de la DPJ à des étudiants en travail social. Bref, elle lui a fait sentir que sa voix et sa vie comptaient.

Bien que le suivi à la Maison bleue se termine officiellement lorsque les enfants atteignent l’âge de 5 ans, les liens entre Anne-Marie, Cendy et ses enfants n’ont pas de date de péremption.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Mendy, Anne-Marie Bellemare et Cendy Jeannis, en 2011

C’était déjà clair lors de notre première rencontre. Mendy, qui était âgée de 2 ans, s’était lovée sur les genoux d’Anne-Marie Bellemare pour la photo et l’appelait « grand-maman ». C’est encore plus clair aujourd’hui. La petite devenue une adolescente qui réussit bien à l’école est tout naturellement revenue à la Maison bleue pour y faire du bénévolat.

Pour Cendy, redonner à la maison qui lui a tant donné n’est qu’un juste retour de choses.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Cendy Jeannis

Anne-Marie m’a donné l’amour d’une mère que je n’ai pas eu. Je l’appelle ma sorcière bien-aimée. Je n’ai pas de mots pour la décrire. Elle a changé ma vie. Elle m’a donné un souffle que je n’avais pas.

Cendy Jeannis

Gênée par cette pluie d’éloges, la travailleuse sociale est devenue presque aussi rouge que la plante offerte par sa protégée. Elle a tenu à partager ces fleurs avec toutes les collègues de la Maison bleue, qui étaient aussi heureuses qu’elle d’apprendre que « leur Cendy nationale », qui les avait tant marquées par son caractère de battante et les avait fait sortir de leur zone de confort, avait récemment obtenu son diplôme.

Et puis, le souffle dont parle Cendy, c’est dans les deux sens, a précisé Anne-Marie.

Oui, les familles pour qui la Maison bleue a fait toute la différence sont reconnaissantes. Il n’est pas rare qu’elles gardent contact et proposent de redonner à l’OBNL. Mais la Maison bleue est aussi reconnaissante pour tout ce que ces familles lui ont enseigné.

« Nous, on les a marquées. Mais elles aussi nous ont marquées ! On est vraiment contentes de savoir que ça va bien et que la plante pousse. Ça donne de l’espoir. »

Une frustration devenue maison

Sous les fondations de la Maison bleue, on trouve la frustration d’une mère médecin attrapée au bond par sa fille, intervenante en petite enfance.

La Dre Vania Jimenez, médecin accoucheur au CLSC Côte-des-Neiges, désespérait de perdre la trace de mères très vulnérables après la naissance de leur enfant. Elle qui croit profondément au principe d’égalité des chances de notre système public constatait, à l’instar d’autres collègues, un écart entre ses nobles intentions et la réalité.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La Dre Vania Jimenez et sa fille Amélie Sigouin se sont donné pour mission de réduire les inégalités sociales dès la grossesse.

« Je ne me sentais pas en train d’accomplir ce pour quoi j’étais là. » Elle me donne l’exemple d’une mère ultra-écorchée qu’elle connaissait bien pour l’avoir accouchée six fois. Un cas complexe auquel la DPJ était mêlée et pour lequel une rencontre a eu lieu au CLSC sans même qu’elle en soit informée.

Tout le monde était bien intentionné. Mais on a oublié de m’appeler, moi qui connaissais la famille depuis longtemps, pour une rencontre à son sujet ! Je me suis dit : ça ne marchera pas ! On est pourtant dans le même immeuble, le même CLSC !

La Dre Vania Jimenez, cofondatrice de la Maison bleue

La pire chose pour une personne dont la vie est désintégrée n’est-elle pas de faire face à un système encore plus désintégré ? Ne faudrait-il pas humaniser davantage les soins pour les familles qui se débattent avec la pauvreté, la solitude, des problèmes de santé mentale, un statut migratoire précaire, la violence conjugale, la DPJ ? Créer un village tissé serré autour de ces familles afin d’avoir un réel impact sur leur bien-être ?

Fatiguée d’entendre sa mère chialer contre les silos du système, Amélie Sigouin, qui rêvait de son côté d’un centre de stimulation précoce pour les enfants, a proposé de faire de leurs deux rêves un grand projet innovateur : une maison où les bébés seraient suivis du ventre de leur mère jusqu’à leurs 5 ans.

Pourquoi ne pas rassembler sous le toit d’un même OBNL des services médicaux, sociaux et psychoéducatifs qui tissent un filet solide autour des familles vulnérables ?

« Au début, c’est parti de quelque chose de très intuitif, basé sur toutes sortes de programmes qui avaient fait leurs preuves », dit Amélie Sigouin.

C’est ainsi qu’est née la première Maison bleue dans Côte-des-Neiges en 2007 et son approche de « périnatalité sociale ». Sa mission première : réduire les inégalités sociales dès la grossesse.

Aussi efficace soit-elle, l’approche interdisciplinaire mise de l’avant à la Maison bleue est souffrante pour un médecin, remarque la Dre Jimenez.

« Ce n’est pas facile de mettre de côté ton ego, de te faire questionner par la travailleuse sociale, par l’éducatrice, par la psychoéducatrice. C’est ce que j’enseigne aux résidents qui viennent ici… »

Elle leur enseigne donc… à souffrir ? « Oui ! Si tu dis : j’ai prescrit telle chose. Quelqu’un en réunion te dit : mais attends ! Pourquoi tu as prescrit ça ? Il y a autre chose que tu aurais pu faire. Là, tout à coup, Dieu le Père est questionné ! »

Dix-sept ans après que la frustration de la Dre Jimenez s’est transformée en maison, la Maison bleue est bien plus qu’un projet mère-fille. C’est un modèle d’intervention qui a fait école et qui est soutenu par le ministère de la Santé et des Services sociaux.

En plus des cinq maisons existantes à Montréal et des cinq que l’on compte ouvrir d’ici cinq ans, la Maison bleue a offert de l’accompagnement à dix projets en périnatalité sociale dans différentes régions du Québec, de Saint-Jérôme à Gaspé en passant par Matane, Sept-Îles et Pohénégamook.

Lors de l’inauguration de la Maison bleue de Montréal-Nord, le ministre Lionel Carmant a tenu à faire savoir à quel point le gouvernement était fier de soutenir ce projet « qui permettra d’intervenir en amont sur les facteurs de vulnérabilité de la population et de réduire les inégalités sociales en outillant mieux les familles de Montréal-Nord ».

La Dre Jimenez s’en réjouit. « Le système public est fidèle à son principe qui est d’aider les plus mal pris. »

L’une des forces du modèle tient à sa structure hybride qui permet de faire les choses autrement et d’avoir ainsi un plus grand impact sur la vie des familles. L’OBNL, qui n’a rien d’une clinique privée, travaille main dans la main avec le CIUSSS et le groupe de médecine familiale du milieu où il s’implante. En même temps, en collaborant avec le milieu communautaire, il a la liberté de faire des choses qui seraient impensables dans un CLSC. Comme donner aux mamans des poussettes offertes par un organisme communautaire.

Dans un contexte où le système public, en pénurie de personnel, est débordé, la Maison bleue a un souci constant de voir comment on peut utiliser au mieux ses ressources limitées.

« Pour moi, c’est toute la vision d’entrepreneuriat social qui est mise à profit dans une organisation comme la Maison bleue où on vient attacher les forces en présence », explique sa directrice générale Amélie Sigouin.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Amélie Sigouin, directrice générale de la Maison bleue

Sans avoir une vision comptable des choses, on tente d’« optimiser » les ressources dans une perspective de bien commun.

« Ce que l’on veut, c’est avoir un impact. Sentir que la maman et le petit se sentent mieux, bien accompagnés. »

La beauté de la chose, c’est que ça fonctionne. Depuis son ouverture en 2007, la Maison bleue a accompagné près de 6800 personnes. Son modèle d’intervention à échelle humaine a permis de briser l’isolement de familles, de porter des mères pour qu’elles puissent mieux porter leur bébé et avoir une expérience positive de la maternité.

Et, fait impressionnant, bien que les familles qui y sont suivies aient plus de barrières d’accès aux soins de santé, leurs résultats de santé sont semblables à ceux des moyennes montréalaises ou parfois même meilleurs.

« On sait que ces indicateurs de santé sont affectés par l’environnement de la maman, observe la Dre Jimenez. Donc, tu as beau avoir la meilleure technologie du monde, l’environnement fait toute la différence. »

Bébés prématurés

Montréal : 7,1 %

Maison bleue : 5,7 %

Bébés de faible poids

Montréal : 6,5 %

Maison bleue : 5 %

Source : étude menée de 2016 à 2021 à la Maison bleue de Côte-des-Neiges et à la Maison bleue de Parc-Extension

Cinq Maisons bleues à Montréal

2007 : Côte-des-Neiges

2011 : Parc-Extension

2017 : Saint-Michel

2020 : Verdun

2024 : Montréal-Nord

Consultez le rapport annuel 2022-2023 de la Maison bleue

Chaussées pour la vie

Au filet social tissé serré autour des familles vulnérables, la Maison bleue a ajouté une nouvelle maille au printemps 2022 : un service d’accompagnement juridique.

Le projet est né d’un manque constaté par Élizabeth Sigouin, une autre fille de la Dre Jimenez, qui est elle-même avocate. Si la Maison bleue veut avoir une approche holistique qui favorise l’égalité des chances, ne serait-il pas logique d’y ajouter des services d’accès à la justice ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Depuis le printemps 2022, la Maison bleue, cofondée par la Dre Vania Jimenez, offre un service d’accompagnement juridique aux familles vulnérables.

De nombreuses initiatives d’accès à la justice ont vu le jour ces dernières années. On parle de cliniques juridiques qui jouent un rôle essentiel pour des gens qui, autrement, n’auraient pas les moyens de défendre leurs droits.

« Mais quand on parle de populations très, très vulnérables avec des facteurs multiples de vulnérabilité, on sait que, si on leur demande de se rendre à la justice, elles n’iront pas. Alors, ce que l’on propose, c’est d’amener la justice là où elles sont », explique Élizabeth Sigouin, directrice du service d’accompagnement juridique.

Les mères accueillies à la Maison bleue ne sont absolument pas au courant de leurs droits. « Souvent, elles pensent qu’elles n’en ont pas. Elles veulent passer inaperçues, ne pas déranger. Et ça laisse la place à toutes sortes d’abus », constate Amélie Sigouin.

Abus d’avocats en immigration (ou de fraudeurs qui en usurpent le titre), abus de propriétaires négligents, abus d’ex-conjoints violents, abus d’employeurs qui ne respectent pas les normes du travail… la liste est longue.

INFOGRAPHIE LA PRESSE, SOURCE : RAPPORT ANNUEL 2022-2023 DE LA MAISON BLEUE

Principales difficultés rapportées par les familles de la Maison bleue

L’idée du service juridique offert à la Maison bleue par Élizabeth Sigouin et son collègue Julien Dion n’est pas de tout judiciariser. Ce n’est pas non plus de représenter les familles, mais bien de les informer et de les accompagner dans leurs démarches juridiques.

« On essaie d’éviter de se rendre à des conflits. On prend en compte le droit dans la vision globale du développement de l’enfant », explique l’avocate.

Même si le problème, a priori, ne semble pas lié à la santé de la mère et de son enfant à naître, il l’est par ricochet. Si une mère est hyper stressée pour son dossier migratoire pendant toute sa grossesse et que son avocat, tout en exigeant d’elle des milliers de dollars, ne daigne même pas lui répondre, cela aura un impact sur sa santé, son bien-être et le développement de son enfant.

Même chose si on réalise que le problème de bottes de neige d’une mère cache un problème de pension alimentaire jamais réclamée, la mère croyant à tort que la DPJ lui enlèvera son enfant si on voit qu’elle est incapable de subvenir seule à ses besoins.

Dans un tel cas, la travailleuse sociale de la Maison bleue va diriger la mère vers un organisme communautaire pour lui trouver des bottes pendant que l’avocate l’aidera à régler le volet juridique du problème. Pour qu’en sortant de la Maison bleue, la mère et sa famille soient mieux chaussées pour l’hiver. Et surtout mieux chaussées pour la vie.

Consultez le site de la Maison bleue