« Si j’avais été frappée, la police aurait pu m’aider. Mais là, personne ne peut rien faire pour moi… »

C’est le genre de témoignage que reçoit souvent le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale de la part de celles qui ont vécu ce que l’on appelle du « contrôle coercitif ».

On parle ici d’une série de tactiques et de gestes de contrôle mis en place petit à petit par un conjoint ou un ex-conjoint pour isoler sa proie, la terroriser, l’humilier et la priver de sa liberté. Une violence invisible qui, a priori, ne fait pas d’ecchymoses, mais qui n’en est pas moins grave.

« Si la violence physique et les féminicides sont universellement condamnés, les comportements qui impliquent une violence non physique dans le couple sont encore trop souvent normalisés, banalisés, voire romantisés », ont rappelé Louise Riendeau et MKarine Barrette, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, qui déposaient lundi à Ottawa un mémoire en faveur de la criminalisation des conduites contrôlantes et coercitives.

Louise Riendeau et Karine Barrette ont présenté leur mémoire au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes dans le cadre de l’étude du projet de loi d’initiative parlementaire C-332. Ce projet de loi, proposé par le Nouveau Parti démocratique, vise à faire du contrôle coercitif une infraction criminelle.

Même si on ne parle plus aujourd’hui de « femmes battues », le mythe voulant que la violence conjugale ne soit que physique est tenace. La réalité est tout autre. La majorité des femmes qui ont reçu du soutien d’une maison d’hébergement en 2022-2023 indiquent que le motif principal de leur demande n’est pas la violence physique. Dans les cas de violences post-séparation, on parle essentiellement de violences d’ordre psychologique et moral (harcèlement, contrôle, menaces de violences physiques ou de mort, dénigrement auprès des enfants, manipulation de ces derniers et de l’entourage…). L’agresseur va souvent déployer une multitude de tactiques pour ainsi reprendre le contrôle après une rupture.

Loin d’être banales, ces tactiques constituent autant de drapeaux rouges qui, détectés à temps, permettent de sauver des vies. L’immense majorité des homicides conjugaux sont précédés de contrôle coercitif.

Dans une proportion importante de cas (près du tiers, selon une étude réalisée aux États-Unis), le meurtre ou la tentative de meurtre était le premier geste de violence physique visant la victime.

Malheureusement, nombre de femmes qui demandent de l’aide lorsqu’elles subissent du contrôle coercitif constatent qu’en l’absence de violence physique, le système de justice a peu de moyens pour les protéger. Elles auront beau avoir été terrorisées pendant des années par leur agresseur, elles auront beau voir se multiplier les fractures invisibles dans leur vie et celle de leurs enfants, elles constatent avec désarroi que ce n’est pas pris suffisamment au sérieux. Ou alors que ce l’est juste quand il est déjà trop tard.

« Même les policiers eux-mêmes nous le disent : je le sens bien que cette femme vit sous contrôle et qu’elle a peur. Mais j’ai les mains liées. Je ne peux rien faire pour elle. Il n’y a pas d’infraction qui correspond à ce qu’elle a vécu », souligne Louise Riendeau, coresponsable des dossiers politiques au sein du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

Le Regroupement mène depuis plus de deux ans un vaste projet d’amélioration de la pratique judiciaire qui a permis d’offrir des formations sur le contrôle coercitif à plus de 4000 acteurs judiciaires à travers le Québec. Il a aussi créé pour les victimes qui peinent souvent elles-mêmes à reconnaître qu’elles vivent de la violence conjugale un livret explicatif fort utile intitulé Ce n’est pas de l’amour… c’est du contrôle, qui leur permet d’y voir plus clair1.

Au printemps 2023, le Regroupement est aussi allé à la rencontre d’intervenants en Angleterre et en Écosse, qui ont été parmi les premiers à criminaliser le contrôle coercitif, afin de tirer des leçons de leur expérience et de voir comment on pourrait s’en inspirer.

Tous s’entendent pour dire qu’ils ne reviendraient pas en arrière. Même s’il reste du chemin à faire, ils rapportent que la criminalisation a entraîné un changement de conversation essentiel vers une meilleure intervention en matière de violence conjugale.

Louise Riendeau, coresponsable des dossiers politiques au sein du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale

Certaines expertes et militantes féministes ayant participé à l’étude du projet de loi s’y opposent. Elles craignent que ce soit un coup d’épée dans l’eau ou, pire encore, un réel coup d’épée pour des populations marginalisées déjà surjudiciarisées. Si l’infraction ajoutée au Code criminel est mal interprétée, qu’elle accable davantage des populations déjà accablées ou qu’elle se retourne contre celles-là mêmes qu’elle entend protéger, à quoi bon ?

Il s’agit là de risques bien réels, reconnaît Louise Riendeau. Mais ils pourraient être surmontés si on s’assure que la loi s’accompagne de mesures obligatoires comme la sensibilisation, la formation et la consultation avec les principaux concernés.

Fortes de l’expérience déjà très positive menée depuis octobre 2021 pour offrir de la formation aux policiers, aux procureurs et aux juges appelés à intervenir auprès des victimes de contrôle coercitif dans toutes les régions du Québec, les intervenantes de son regroupement croient qu’il est tout à fait possible de réunir ces conditions gagnantes.

Si tel est le cas, la criminalisation du contrôle coercitif pourrait accroître la confiance des victimes à l’égard du système de justice. Elle permettrait aussi aux acteurs sociojudiciaires de disposer d’un levier de plus pour mieux protéger les victimes, notamment en brisant plus tôt le cycle de la violence.

Ce ne serait pas un remède miracle pour autant. Mais cela aurait le mérite d’envoyer un message puissant tant à la société qu’aux victimes.

Non, ce n’est pas qu’une banale chicane de couple que vous vivez.

Non, ce n’est pas qu’une succession d’incidents isolés sans importance.

Non, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bleus que ce n’est pas sérieux.

Il y a là un schéma d’abus de pouvoir, un scénario funeste bien connu, qui n’a rien de romantique ni d’acceptable.

Ce n’est pas de l’amour, c’est du contrôle coercitif et c’est criminel.

1. Consultez le livret explicatif Ce n’est pas de l’amour… c’est du contrôle