« Les colonnes du temple vont shaker. » Ces termes utilisés récemment par Christian Dubé reflètent bien les effets qu’auront Santé Québec et la nouvelle loi sur l’efficacité en santé.

La loi frappera très fort, selon les renseignements que j’ai obtenus de diverses sources fiables du gouvernement Legault. Québec fusionnera l’ancienneté syndicale des employés de tout le Québec, obligera les médecins spécialistes à pratiquer en région, mettra fin aux conseils d’administration régionaux et nommera des directeurs généraux dans tous les grands établissements, entre autres.

Le projet de loi créant Santé Québec, notamment, sera déposé mercredi ou jeudi. Cet organisme central pour gérer le réseau aura son président, ses vice-présidents ressources humaines, technologiques et autres, ainsi qu’un conseil d’administration, comme Hydro-Québec.

Une fois en place, les 34 directeurs généraux des centres régionaux – les CISSS et les CIUSSS – se rapporteront directement à Santé Québec et non plus à des conseils d’administration locaux ou à la sous-ministre en titre du ministère de la Santé et des Services sociaux1.

De 136 à 4 tables de négo

En conséquence, les 375 000 employés du réseau auront, ultimement, un seul employeur, Santé Québec, plutôt que les 34 employeurs locaux. Cette centralisation aura éventuellement pour effet de fusionner les conventions collectives locales, qui sont devenues un capharnaüm à gérer, avec leurs particularités.

Ainsi, au lieu des 136 tables de négociation actuelles avec les syndicats, la loi les fera passer à seulement 4 tables nationales. Cette réforme simplifiera grandement les prochaines négociations (celles qui suivront les négos en cours) et l’organisation du travail, prévoit-on au gouvernement.

En relevant d’un seul employeur, les employés verront leur ancienneté reconnue partout dans le réseau, plutôt que dans leur seul CISSS ou CIUSSS. Par exemple, une infirmière d’expérience de Laval ou de Gaspé pourra être embauchée en Montérégie ou ailleurs sans perdre sa permanence et son ancienneté, ce qui n’est pas le cas actuellement.

L’objectif n’est pas de forcer les employés à changer de région, mais de rendre le réseau plus efficace, en améliorant la mobilité, me dit-on.

En octobre dernier, le chroniqueur Patrick Lagacé avait rapporté le cas pathétique d’une fillette atteinte d’un syndrome rare qui était victime des règles syndicales. En déménageant d’Ahuntsic à Laval, à 8 km, la fillette est passé à un cheveu de perdre son infirmière extrêmement dévouée parce que cette dernière perdait ses acquis syndicaux en passant d’un CISSS à l’autre23. La loi aura pour effet de corriger ce genre de problèmes.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

« Actuellement, une infirmière bachelière obtient un salaire horaire de départ de seulement 1 $ de plus qu’une infirmière avec un DEC du cégep », indique notre chroniqueur.

La nouvelle loi sera complémentaire à d’autres mesures souhaitées par le gouvernement, comme des salaires qui varient significativement pour les infirmières selon leur région de travail, leur formation ou leur horaire.

L’implantation de ces salaires différenciés est l’une des demandes du gouvernement dans les négociations actuelles, mais les syndicats s’y opposent, pour l’essentiel, jugeant que tous doivent être traités également, en principe.

Actuellement, une infirmière bachelière obtient un salaire horaire de départ de seulement 1 $ de plus qu’une infirmière avec un DEC du cégep. De plus, les primes actuelles au public encouragent très peu le travail de nuit ou en région, ce qui expliquerait, en partie, pourquoi les agences privées ont pu recruter autant d’infirmières, misant sur ce genre de primes.

La nouvelle loi s’inscrit également dans la volonté de Québec de faire primer la compétence sur l’ancienneté pour certains postes clés, un enjeu très controversé. Le gouvernement aimerait que de 10 à 15 % des postes du réseau soient d’abord pourvus selon les compétences, m’indique l’une de mes sources.

Cet élément doit être avalisé par les syndicats dans les actuelles négociations, mais l’éventuel décloisonnement panquébécois des acquis syndicaux que permettra la loi entraînerait un meilleur appariement des postes.

En avril 2021, dans une de mes quatre chroniques intitulées « La Maison des fous », je rapportais le cas d’une clinique qui avait lourdement souffert de cette règle stricte d’ancienneté dans le remplacement de son infirmière responsable de jour.

Ni le mérite ni les compétences techniques n’avaient pu être pris en compte, seule l’ancienneté syndicale locale primait. Cette exigence a forcé la nomination d’infirmières dépassées par la fonction, provoquant leur démission à tour de rôle, ce qui a nui au fonctionnement de la clinique et aux patients pendant plusieurs mois4.

Dans une autre chronique, une médecin affirmait que les règles syndicales l’empêchaient d’avoir une secrétaire compétente. « Nous avons le syndicat à affronter, et les dirigeants ont peur d’affronter les syndicats. On aide des incompétents à rester en place », disait-elle.

Des exigences pour les médecins spécialistes

Autre coup de tonnerre : la loi obligera les médecins spécialistes à avoir une responsabilité populationnelle, ce qui les contraindra à pratiquer dans certains quartiers et certaines régions, comme c’est le cas des médecins de famille.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

« La loi obligera les médecins spécialistes à avoir une responsabilité populationnelle, ce qui les contraindra à pratiquer dans certains quartiers et certaines régions, comme c’est le cas des médecins de famille », rapporte notre chroniqueur.

Selon mes informations, le gouvernement veut que les médecins spécialistes, en parallèle de la loi, prennent une plus grande part des responsabilités dans l’amélioration de l’efficacité du réseau. Par exemple, actuellement, les médecins spécialistes ne sont pas tenus d’être présents dans les urgences après 16 h, ce qui contribue à l’allongement de l’attente des patients.

Le Ministère juge que la non-obligation de pratique en région pour les spécialistes est l’une des raisons qui expliquent la popularité de la médecine spécialisée chez les jeunes au détriment de la médecine familiale, un phénomène que la loi pourrait freiner.

Conseils d’administration locaux

Par ailleurs, la loi mettra fin aux conseils d’administration locaux des CISSS et des CIUSSS tels qu’on les connaît. Le rôle de ces conseils locaux sera redéfini. Le premier ministre François Legault y faisait référence dans une entrevue avec La Presse il y a trois semaines, où il parlait de puiser dans sa « réserve de courage »5.

Selon ce que j’ai appris, ces « conseils d’établissement » seront composés de leur PDG de CIUSSS respectif, ainsi que de gens du milieu communautaire et de patients. Impossible de savoir, pour l’instant, s’ils auront seulement un rôle consultatif ou un certain pouvoir décisionnel. Selon une source, ils auraient à faire une forme de reddition de comptes annuelle à la population sur le fonctionnement de leur CIUSSS.

En revanche, pour la gestion de proximité, Québec nommera un directeur général responsable dans chaque grand établissement (hospitalier et autres), entre autres, comme suggéré dans le rapport Savoie, en juin 2022. Ce genre de nomination est survenu dans les CHSLD durant la vague pandémique du printemps 2020.

Par exemple, en ce moment, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont et l’hôpital Santa Cabrini comptent un seul directeur général. Après les changements, chacun aura son propre patron responsable, me dit-on.

Environ 80 cadres seront ainsi nommés pour occuper ces fonctions. Au bout du compte, le gouvernement Legault, sous Christian Dubé, aura nommé 400 cadres, un écart d’environ 900 avec les quelque 1300 cadres supprimés sous Gaétan Barrette.

Dans une autre de mes chroniques sur « La Maison des fous », un ex-président du conseil d’administration d’un CIUSSS avait dénoncé les nids de corporatisme de ces conseils, où chacun défend son territoire. Selon lui, les conseils d’administration actuels sont une décoration sans réels pouvoirs, puisque l’évaluation du PDG du CIUSSS, entre autres, est la prérogative du ministre. « Les gestionnaires de qualité sont paralysés dans une bureaucratie indescriptible », m’avait-il écrit6.

Son de cloche semblable d’un autre ex-président de CISSS dans cette chronique. « La bureaucratie étouffe l’initiative et la créativité. Si le réseau de la santé était une entreprise privée, il y a longtemps qu’il serait en faillite. »

Les pleins effets de la nouvelle loi prendront quelques années à se faire sentir, probablement après le prochain renouvellement des conventions collectives, dans trois ou quatre ans. Ce délai devrait permettre aux parties d’assimiler les changements, progressivement.

La loi s’attaquera donc au « carcan syndical » en santé, me dit-on, et elle sera sans doute fort critiquée. Des contestations seront probablement entamées par les syndicats – celui des infirmières comme des médecins –, notamment concernant la vache sacrée de l’ancienneté et de la compétence.

Il faut se demander si cette centralisation d’une partie de la gouvernance du réseau aura pour effet de réduire la bureaucratie ou de l’augmenter. Les doléances des nouveaux conseils locaux seront-elles entendues ?

Quoi qu’il en soit, le gouvernement Legault apparaît déterminé à aller de l’avant, une fois les compromis intégrés à son projet de loi, et à rendre le réseau plus efficace. Il juge qu’il a une occasion en or de faire cet important changement de culture en ce début de mandat, vu son appui populaire important aux dernières élections.

1. Actuellement, les 34 PDG relèvent de facto de la sous-ministre Dominique Savoie, qui a aussi 14 sous-ministres à sa charge, un niveau jugé intolérable. Le retrait de la gestion quotidienne du réseau des mains du ministère de la Santé avait notamment été recommandé dès 2001 par le rapport de Michel Clair, selon qui le Ministère devrait plutôt s’occuper des orientations stratégiques et de l’évaluation des performances. Le rapport Savoie de juin 2022 arrivait à des conclusions semblables.

2. Lisez « Un CISSS et un CIUSSS, perdus dans l’espace » 3. Lisez « L’arrière-train du mammouth de la Santé » 4. Lisez « La maison des fous, prise 4 » 5. Lisez « Éducation et santé : Legault veut changer la gestion » 6. Lisez « La maison des fous, prise 2 »