L’histoire que je vais vous raconter, l’histoire de Léa Rose, c’est à la fois le meilleur et le pire du système de santé.

La petite a 4 ans. Elle souffre d’un syndrome rare. Pour vivre, elle a une trachéotomie et une gastrostomie.

Trachéotomie : un dispositif qui l’aide à respirer. Gastrostomie : un dispositif relié à une machine qui la nourrit.

Six nuits par semaine, depuis plus de trois ans, une infirmière auxiliaire spécialement formée veille sur Léa Rose. Ça permet à ses parents de dormir et d’être frais et dispos pour travailler, le lendemain.

L’infirmière auxiliaire veille donc sur Léa Rose et sur les machines qui aident la petite à vivre. Elle est formée pour manipuler ces machines. Pardonnez le jargon technique, mais la dame repère les décanulations accidentelles avant même que le saturomètre ne réagisse…

La famille adore l’infirmière auxiliaire, une femme de cœur. Un lien s’est créé entre celle-ci, l’enfant et ses parents.

Le meilleur du système de santé québécois est résumé dans les lignes que vous venez de lire : l’État paie une infirmière auxiliaire pour veiller sur Léa Rose, ce qui permet à ses parents d’être des actifs pour la société et de ne pas être uniquement des donneurs de soins pour leur fille.

J’ajoute : en plus, l’infirmière auxiliaire est une femme de cœur, pour qui ce job est plus qu’un job.

Mais c’est à partir d’ici que le pire du système de santé va se manifester.

Les parents de Léa Rose, Joannie Dupré-Roussel et Charles-André Villemaire, ont décidé de déménager. Ils ont quitté le quartier montréalais d’Ahuntsic pour s’établir à Chomedey, à Laval, le 7 octobre.

L’idée de déménager fut une petite source d’angoisse pour les parents de Léa Rose, parce qu’ils ont craint de perdre les services de l’ange qui s’occupe de leur fille.

Mais l’infirmière auxiliaire les a rassurés : « Ça va me faire plaisir de continuer à m’occuper de Léa Rose à Laval. »

Pour l’infirmière auxiliaire, ce n’était pas un immense obstacle, la distance entre les deux maisons étant d’exactement 8,6 kilomètres.

Mais c’est cependant un immense obstacle pour le système de santé.

Laval et Montréal sont situés dans le même fuseau horaire, ne sont séparés que par une rivière et la maison lavalloise des parents de Léa Rose est à exactement 19 minutes de leur ancienne demeure de Montréal…

Mais pour les CISSS voisins de ces territoires, déplacer une infirmière de 8,6 kilomètres est un défi semblable à celui d’envoyer un fax sur une planète située à des millions de kilomètres de la Terre.

La famille a signifié au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal le 7 juin qu’elle comptait déménager autour de la fin septembre, pour préparer l’arrimage des services avec le CISSS de Laval. Début octobre, RIEN n’était encore réglé pour l’infirmière auxiliaire.

L’infirmière auxiliaire est une employée de l’État : elle a une permanence au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. Mais pour faire le même travail auprès d’une Léa Rose dans le CISSS de Laval, il faut être… contractuelle dans une agence de placement privée.

Je vous ai dit que l’infirmière était une perle, non ?

Elle l’est : elle a quand même soumis sa candidature dans une des agences desservant le CISSS de Laval !

Cependant, elle a sursauté quand elle a vu le salaire offert par l’agence privée, considérablement inférieur à son taux horaire d’employée permanente du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal… On ne parlera même pas des avantages sociaux, inexistants.

L’infirmière auxiliaire a d’abord décliné l’offre d’emploi de l’agence privée… avant de l’accepter ! Elle a en effet accepté de suivre la famille de Léa Rose dans le 450, en attendant que la paperasse soit réglée.

Elle a donc pris congé du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal et elle a accepté de travailler de nuit, à un salaire moindre, pour une agence privée qui fait affaire avec le CISSS de Laval. Pour ne pas laisser tomber Léa Rose et ses parents…

Même employeur, même salaire financé par les mêmes contribuables pour aider la même famille déménagée à 8,6 kilomètres plus au nord : le système de santé du Québec ne peut pas gérer ça, mission impossible, ERREUR 404, Houston we have a problem… 

Et l’infirmière auxiliaire s’est récemment fait dire par l’agence privée qui la paie moins cher pour faire exactement le même travail auprès de Léa Rose : il faudrait penser à vous incorporer, by the way

S’incorporer, se constituer en entreprise, oui. Parce qu’au-delà de 40 heures par semaine, fiscalement, ça devient, semble-t-il, plus complexe et il faut se créer une entreprise…

Là, l’ange qui veille sur Léa Rose a dit aux parents : désolée, c’est rendu trop compliqué, je décroche.

Et c’est ainsi que dans la nuit de mercredi à jeudi, Léa Rose n’a pas eu son infirmière auxiliaire pour veiller sur elle. Le père de Léa Rose l’a fait.

Je souligne ici que le lundi 10 octobre, Joannie Dupré-Roussel a lancé un cri du cœur sur Instagram au sujet du trou noir bureaucratique dans lequel elle se débattait. Dans ce statut, elle a interpellé le CISSS de Laval. Quelqu’un m’a aussi interpellé : c’est comme ça que j’ai eu vent de l’histoire de Léa Rose.

Dès mardi matin, j’ai contacté le CISSS de Laval pour avoir des détails. Mardi en début de soirée, le CISSS m’a contacté pour me dire que la situation allait se régler, que le CISSS avait trouvé une solution : on vous envoie une déclaration écrite…

Je cite la déclaration : « À situation exceptionnelle, le CISSS de Laval a embauché l’infirmière auxiliaire qui s’occupait de l’enfant. Elle commencera aujourd’hui même, le 11 octobre 2022. Les parents ont été informés de la situation… »

Mercredi, dans la journée, le compte Instagram du CISSS de Laval a même écrit sur celui de Joannie que la situation était réglée : « L’infirmière auxiliaire qui s’occupait de la petite fille restera auprès d’elle… »

Petit hic : ça ne s’est pas rendu à l’infirmière qui, mercredi, ne savait toujours rien de son statut. Ce jour-là, elle a décidé que c’en était trop, qu’elle ne pouvait plus continuer à gagner moins à Laval au privé pour le même travail qu’à Ahuntsic au public, tout en ayant à s’incorporer… 

D’où la rupture de service, dans la nuit de mercredi à jeudi.

Là, j’envoie des signaux de fumée à Christian Dubé : votre mammouth est encore plus malade que vous ne le pensiez, Monsieur le Ministre.

Pourquoi tous ces détours bureaucratiques absurdes pour transférer une infirmière auxiliaire d’une maison d’Ahuntsic à une maison de Laval, pour s’occuper de la même enfant ?

Pourquoi trois mois de gossage entre deux CISSS pour quelque chose de… simple ?

Pourquoi a-t-il fallu que la mère publicise ses problèmes sur Instagram et pourquoi a-t-il fallu que La Presse appelle le CISSS de Laval pour qu’enfin, les choses bougent un peu… Avant de s’embourber, encore, dans les sables mouvants des petites cases ?

Pourquoi ce niaisage impliquant de se faire embaucher par une agence privée pour faire LE MÊME TRAVAIL ?

J’ai reparlé à Joannie, hier après-midi :

– Pis, ce soir, il se passe quoi, pour la petite ?

– Aucune idée.

Prédiction : cette chronique va faire apparaître l’ange qui veille sur Léa Rose à Laval, très prochainement. Car si le système s’accommode très bien de prodiguer de mauvais services dans le silence de la pénombre, il finit par se grouiller quand on jette de la lumière sur sa bêtise.

Je n’en tirerai aucune satisfaction, bien au contraire : un système de santé qui est incapable de trouver la petite case qui permet de déplacer sans flafla une infirmière de 8,6 kilomètres n’est pas un système malade, c’est un système en phase terminale.