Le 23 novembre 1964, le résumé des tentatives de corruption du célèbre caïd Lucien Rivard était mis à jour à la Chambre des communes. Le Toronto Star avait attaché le grelot quelques semaines auparavant. L'opposition révélait en Chambre que certains membres de cabinets politiques et un élu s'étaient prêtés directement à un jeu d'influence dans le but d'empêcher l'extradition du trafiquant Rivard aux États-Unis.        

Qu'en fut-il des agissements du gouvernement libéral de l'époque? Quelques politiciens, pour la plupart inexpérimentés, sont approchés par des gens à la morale douteuse. Ils commettent alors des erreurs punissables. Et ils en subiront les conséquences avec ou sans enquête publique puisque le dossier est bien connu des autorités policières. Mais voilà, la GRC peine à faire son travail. Pourquoi alors ne pas rendre l'affaire publique? Et hop, un journaliste et hop un député de l'opposition. Comme ça, ça va débloquer.

S'en suivit la commission d'enquête publique Dorion. Une fois de plus, un canon tueur de mouche venait d'être armé.

Une douzaine d'avocats, des dizaines de témoins, des milliers de pages d'interrogatoire, des centaines d'articles de journaux, des dizaines d'heures de temps d'antenne pour aboutir à une accusation au criminel et quelques blâmes.

Parmi les reproches qu'adresse le juge Dorion se trouvent ceux faits au ministre de la Justice de l'époque Guy Fravreau, un des meilleurs «esprits» de sa génération selon plusieurs de ses contemporains. Il le prendra très mal. La pression de l'opinion publique devenant trop forte, il démissionnera, en deviendra malade et décédera peu de temps après.

Se pourrait-il qu'on en fasse trop lorsque surviennent des dérapages de nos institutions publiques? Se pourrait-il que nos appareils de surveillance que sont les médias, les partis politiques, notre système de justice et nos services policiers ne soient pas toujours en contrôle de leurs moyens dans ces circonstances et qu'ils servent souvent leurs intérêts respectifs plutôt que celui des citoyens?

Commission Salvas, Gomery, Johnson, Bastarache, même combat? Les séquences sont à peu près toujours les mêmes: un média alerté par un policier ou un politicien ou un fonctionnaire rend publique une affaire juteuse. Cela devient petit à petit affaire d'État. Un premier ministre probablement à même de constater que la situation n'est pas si grave, décide tout de même de calmer le jeu en démontrant qu'il va mettre un peu d'ordre dans la maison. Il ordonne la tenue d'une commission d'enquête.

À partir de ce moment, un phénomène connu, mais toujours aussi étrange se produit; le gouvernement en place devient coupable avant jugement. Il ne s'agit plus de mettre les choses en perspective, de faire comprendre par exemple que tout cela est avant tout l'affaire de quelques-uns, que les citoyens sont presque à coup sûr bien servis par l'immense majorité de leurs représentants dans l'appareil public. Non, tout cela n'est plus utile et surtout devient impossible. Et même si certains s'emploient à le faire, ils prêchent dans le désert.

Non. Le gouvernement est corrompu. Les médias, l'opposition, la police et les avocats font leur travail indispensable, un point c'est tout. Et ce n'est que la pointe de l'iceberg! Il faut continuer l'oeuvre d'assainissement! Peu importe le nombre de victimes, la cause est juste. Il s'agit de l'argent des citoyens après tout!

Remettre en question la pertinence du travail de ceux qui analysent l'efficience ou le degré de transparence de nos gouvernements peut paraître louche. Questionner la mission d'enquête des médias et prétendre à ses impacts négatifs potentiels relève du tabou.

Mais si l'expression démocratique faiblit au Canada comme ailleurs, si la qualité de ceux qui nous représentent laisse de plus en plus à désirer, si nos appareils législatifs et politiques ont davantage de difficulté à fonctionner, si un nombre croissant de citoyens décrochent de tout engagement gratuit, c'est peut-être parce qu'il y a manque de courage, de jugement et de rigueur de la part de certains policiers, politiciens, journalistes et médias.

Les actions commises par Lucien Rivard et sa bande en 1964 étaient de purs gestes de corruption. Mais il s'agissait d'une situation isolée. Le «scandale» des commandites était un cas flagrant de contournement des règles d'administration publique à des fins politiques. Mais il s'agissait tout de même d'une affaire marginale dans l'immensité budgétaire fédérale. Ces situations déplorables sont extrêmement difficiles à contrer dans nos grandes organisations publiques. Faire croire à la population que cela est parfaitement «éradicable» relève de la plus pure irresponsabilité.

Il y a près de 50 ans était déclenchée une commission d'enquête inutile, la commission Dorion. Nous assistons présentement à un nouveau spectacle inutile et exagéré donné par les protagonistes de la commission Bastarache. Nous n'aurons donc rien appris en un demi-siècle de nos comportements parfois sauvages en matière de chasse à l'homme public?

Et si au fond, cela faisait toujours du bien aux homo sapiens que nous sommes d'accrocher des trophées de chasse aux murs de nos cavernes démocratiques?