Yves Lever a écrit une biographie de Claude Jutra et comble ainsi un manque flagrant de la littérature cinématographique québécoise.

Il est vraisemblable que ce soit un apport essentiel à la connaissance du cinéaste et de son oeuvre (le livre est en librairie à compter d'aujourd'hui). Aussi de l'homme qu'il fut. À ce titre, l'auteur affirme que Claude Jutra était « pédophile », sans apporter de preuve tangible autre que des recoupements de témoignages et des confidences qu'il dit avoir eues.

Aucune plainte n'ayant été émise, il est pour le moins curieux de voir ainsi attaquée la réputation d'un des réalisateurs les plus marquants du cinéma québécois et canadien. Bien sûr, il ne s'agit que de 4 pages sur 360, de sorte, semble-t-il, que justice est rendue au talent de Jutra.

Mais comment faire la part des choses ? Le terme de pédophile renvoie à un comportement de prédateur sexuel qui est intolérable. Mais dans ce cas ne s'agit-il pas plutôt de pédérastie, nuance importante ?

LE CAS DE CLAUDE JUTRA ?

Il y a des exemples de cinéastes qui sont associés à des actes répréhensibles de même nature. On entend les noms de Woody Allen et de Roman Polanski ; ces derniers sont vivants et n'ont certes pas de trophées portant leurs noms. Mais va-t-on faire une enquête approfondie sur les moeurs de Francisco Goya (son nom est celui des prix du cinéma espagnol) qui peint à la fin du XVIIIe siècle La Maja Desnuda (premier nu en Espagne depuis celui de La Vénus au miroir de Velazquez vers 1650) ou sur le sculpteur César (de l'académie des prix du même nom en France) pour vérifier la bonne moralité de leurs vies ?

En conséquence, il serait question de bannir de la place publique le nom de Claude Jutra et de ne pas conserver les trophées homonymes. Ce qui serait une absurdité - ces prix portent le nom du cinéaste eu égard à son talent de cinéaste et non à cause de sa vie privée. Charles Daudelin, le créateur des trophées, avait puisé dans son oeuvre plus monumentale de la place Claude-Jutra de Montréal l'inspiration pour produire la maquette, puis les sculptures elles-mêmes ! Faudra-t-il les détruire ? La salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise devra-t-elle changer de nom ? Ces quelques exemples montrent que l'idée d'associer les prix, les oeuvres ou les lieux qui portent le nom du cinéaste à la dénonciation de sa « pédophilie », que soutient Lever, n'a aucun sens.

Il y va d'une certaine reconnaissance de l'homme public dont aucune oeuvre ne manifeste un quelconque trait de ce type de comportement criminel et donc ne peut en fin de compte souiller les lauréats des prix ou les institutions qui ont baptisé des endroits de son nom.

En octobre 2009, Marine Le Pen avait tenté de discréditer Frédéric Mitterrand, le ministre français de la Culture, en parlant à son égard de « tourisme sexuel », déformant des propos tirés de son roman La mauvaise vie, publié en 2005 (avant qu'il accède au poste de ministre). Est-ce ce genre de procédé que nous voulons valider ? Si répréhensibles, les actions d'une personne doivent être jugées en présence des parties devant les autorités compétentes.

Sous prétexte de vouloir briser un « tabou » (sic), est-il nécessaire de faire le procès in absentia de l'homme qui a offert une oeuvre célébrée par tous et un nom aux prix qui récompensent annuellement le cinéma québécois ? Je ne le pense pas, et refuse cette forme exacerbée de moralisme qui s'attribue un droit régalien sur la rectitude convenant à notre société.