Le monde a évolué depuis 1972. Les exigences du poste de bâtonnier ne sont plus ce qu'elles étaient à cette époque. Le Québec compte aujourd'hui six fois plus d'avocats qu'au début des années 1970. Et que dire des changements survenus depuis dans la société et dans l'exercice de la profession!

Certains membres du tout nouveau conseil d'administration du Barreau du Québec étaient déjà au courant du dossier déjudiciarisé de la bâtonnière, et ce, bien avant la tenue du scrutin qui a pris fin le 22 mai 2015. Selon le paragraphe 134(7) du Code de déontologie des avocats, s'ils jugeaient la situation grave à ce point, ces membres du conseil avaient le devoir d'en informer sans délai le syndic du Barreau. Pourquoi ont-ils gardé le silence? Pourquoi n'ont-ils pas soulevé cette question après l'élection dès la première réunion du nouveau conseil d'administration?

La bâtonnière a fait l'objet d'une plainte pour vol à l'étalage. Ce dossier, comme celui plus de 100 000 autres personnes depuis 1995, a fait l'objet d'un traitement non judiciaire et relève désormais de la sphère privée. Il n'y a pas eu d'aveu de culpabilité, pas d'acte d'accusation ni de déclaration de culpabilité.

Il n'est pas raisonnable de prétendre que la bâtonnière aurait dû s'attendre à ce que son dossier soit illégalement rendu public. Le Programme de déjudiciarisation vise justement à ne pas stigmatiser les justiciables qui en bénéficient. À ce jour, la bâtonnière est la seule et unique victime d'une fuite du registre de ce programme. Statistiquement, elle avait davantage de chances de simultanément gagner au Sweepstake du Reader's Digest et se faire frapper par la foudre que d'être victime d'une fuite manifestement malveillante.

Il n'est pas juste d'affirmer que la bâtonnière a préféré son avancement personnel. Qu'il suffise de mentionner ses excellents états de service auprès du Barreau du Québec et son programme électoral plus étoffé et intéressant que celui de son adversaire (voir le site votrebarreau.ca).

Le 1er juillet dernier, moins de 24 heures après la publication d'un article révélant l'existence d'un dossier déjudiciarisé concernant la bâtonnière, le conseil d'administration a demandé à cette dernière de démissionner, puis, devant son refus, il l'a suspendue. Cette décision est irréfléchie, erronée, non motivée, non fondée et injuste.

Le même jour, le Barreau du Québec a transmis à ses 25 500 membres un avis intitulé Traitement non judiciaire d'une infraction commise par la bâtonnière. Il a aussi diffusé un communiqué portant le même titre. Non seulement ce titre est-il faux, mais il est diffamatoire.

Dans cette affaire, des principes de droit fondamentaux ont été violés : présomption d'innocence, équité procédurale, égalité de tous devant la loi, protection de la vie privée, confidentialité des dossiers...

Le conseil d'administration a agi avec une précipitation étonnante. Qu'y avait-il de si urgent? La bâtonnière avait-elle l'obligation légale ou morale de divulguer l'existence de son dossier déjudiciarisé? Le conseil d'administration n'avait qu'à soumettre cette question au syndic du Barreau, qui aurait pu y répondre avant la rentrée judiciaire de septembre. Le conseil d'administration aurait dû se soucier davantage de la réalité de la Justice que de son image.

Le monde a changé depuis 1972! En 1975, le Québec adoptait la Charte des droits et libertés de la personne. En 1982, le Canada se dotait de la Charte canadienne des droits et libertés, etc. Lorsque vous étiez bâtonnier du Québec, auriez-vous pu imaginer un seul instant qu'en 2015, une jeune femme de Québec, immigrante cambodgienne, détentrice d'un MBA, avocate émérite et vice-présidente du Barreau du Québec soit élue bâtonnière du Québec? Bien sûr que non.

Dans une société libre et démocratique, il est aberrant qu'une avocate ait pu être traitée de façon aussi arbitraire par des représentants d'un ordre professionnel censé protéger tous les justiciables. Je souhaite sincèrement que toute la lumière soit faite sur cette affaire et que Me Khuong reste bâtonnière jusqu'à la fin de son mandat, qui, autre signe des temps, pourrait très bien être renouvelé.