Le Québec s'apprête à vivre un de ces épisodes épiques que sont les négociations des conventions collectives des employés de l'État. Regroupés en front commun, les syndicats qui les représentent réclament des hausses de 4,5% pour chacune des trois premières années de la future convention collective. De son côté, le gouvernement offre un maigre 1% pour la troisième année de celle-ci, avec un gel pour les deux premières années. Les syndicats rétorquent qu'une si faible augmentation équivaut à un appauvrissement de leurs membres, puisqu'elle ne couvre même pas l'inflation, qui tourne autour de 2% par an actuellement.

En même temps qu'ils exigent ces hausses, les syndicats font campagne contre la politique d'«austérité» du gouvernement Couillard, celui-ci ayant réduit le rythme d'augmentation des dépenses gouvernementales dans le but d'équilibrer le prochain budget. À ce sujet, la position syndicale est, grosso modo, la suivante: plus l'État dépense, plus il contribue au développement de l'économie (et par conséquent à la création d'emplois), et plus il crée de programmes sociaux, plus il augmente le BNB (bonheur national brut). L'endettement n'est donc pas un problème, mais un gage de prospérité et de réduction des inégalités. Or, la conjonction de ces deux revendications (meilleurs salaires et programmes sociaux accrus) constitue une aporie.

Le budget de l'État repose essentiellement sur deux éléments: son pouvoir de taxation et sa capacité de s'endetter. Le premier n'est pas absolu: il dépend de variables culturelles, géographiques et conjoncturelles. Ainsi, un Québécois de 1915 à qui on présenterait le relevé de paie de son descendant de 2015 ferait probablement une syncope en constatant la part des impôts sur le revenu prélevée (sans compter les taxes à la consommation). De même, si un habitant contemporain des États-Unis ou de la Grèce voyait ce document, il serait sans doute choqué du haut pourcentage prélevé par l'État. Par contre, un Scandinave serait certainement étonné de l'importance du revenu net du Québécois. À l'heure actuelle, le contribuable québécois est le plus taxé en Amérique du Nord, mais l'écart avec ses voisins n'est pas si disproportionné qu'on puisse redouter une révolte fiscale. Par contre, la limite est vraisemblablement atteinte.

En ce qui concerne la capacité de l'État de s'endetter, elle est déterminée par l'assiette fiscale, les ressources du territoire, les actifs de l'État et la tolérance au risque du prêteur. Les agences de notation constituent le gendarme de ce fragile système: la note qu'elles attribuent à un État détermine le coût de ses emprunts. Une bonne note permet de perpétuer le cycle de l'endettement «raisonnable», tandis qu'une décote provoque la crise des finances ou même la faillite (voir la Grèce ou l'Espagne). Le Québec étant un des dix États les plus endettés au monde, sa marge de manoeuvre est forcément étroite.

Les deux grands axes de réclamation des syndicats (plus de dépenses publiques et de meilleurs salaires pour les employés de l'État) sont donc en quelque sorte en contradiction, puisqu'ils dépendent tous deux de la capacité de payer de l'État, tiraillé des deux côtés. Les dirigeants syndicaux ne se gênent d'ailleurs pas pour clamer haut et fort, lorsque cela leur convient, que les Québécois (dont leurs membres) profitent de programmes sociaux généreux (dont le faible coût pour les utilisateurs constitue une forme de subvention étatique) et que, de ce fait, ceux-ci jouissent d'un niveau de vie enviable. Réclamer à la fois davantage de dépenses publiques (assorties d'un gel des tarifs des services) et de meilleurs salaires pour ses employés est par conséquent un réflexe syndical paradoxal. Et «faire payer les riches» n'est pas une formule magique!