Devant les scandales de corruption et de collusion mis au jour au Québec, plusieurs ont perdu la foi en la valeur du système et ses dirigeants. Ils ont fini par croire que la droiture déserte chaque fois que le capital entre en jeu, que le mal est généralisé, qu'il n'y a plus de morale publique.

La morale concerne une conception du bien s'incarnant dans des valeurs ou des normes. Elle devient publique lorsque cette conception est partagée par une société ou lui est imposée.

Mais qu'en est-il ici, au Québec ? Nous avons intégré l'héritage de la philosophie des Lumières qui a mis de l'avant les idéaux de liberté et d'égalité. Nous ne pouvons plus parler d'une morale publique dans le sens d'une morale sociale grégaire, où s'imposent des idéologies rassembleuses et une conception commune du bien.

Le bien aujourd'hui c'est l'individu, le sujet... et ses droits. Le cadre moral s'incarne dans les Chartes et les Déclarations qui confèrent à chacun le droit de vivre en sécurité et de jouir de ses libertés fondamentales d'expression, d'opinion, d'association, de croyance, d'orientation et de propriété.

La dimension publique de la morale s'en trouve fortement diluée. Le bien se limitera le plus souvent à ne pas nuire. Voilà l'idéal moral partagé, une morale de la liberté que nous chérissons fortement et qu'on ne supporte pas de voir menacée. Il serait faux de dire que nous assistons à une baisse de la moralité publique et plus juste de dire que nous avons vécu un déplacement de cette morale et le changement de ses constituants.

On voit aisément que les agissements mis au jour dans les médias, même dans le cadre d'une morale minimale, ne sauraient trouver une caution morale aux yeux du public. Ce n'est pas la baisse de moralité publique qui nous heurte, puisque nous sommes solidairement outrés, mais le manque de morale individuelle. Pourquoi ont-ils ainsi agi ?

Platon, dans la République, fait dire à Glaucon que la seule motivation à ne pas agir mal est la crainte du châtiment, que si l'homme pouvait agir impunément, il rechercherait toujours l'avantageux pour lui-même et non le bien commun.

Si Glaucon avait entièrement raison, nous ne serions pas indignés du spectacle auquel nous assistons. Nous serions sympathiques à la cause des gens qui défilent à la commission Charbonneau : « le pauvre, c'est pas de chance, il s'est fait prendre ». Pourtant non. Ce spectacle nous indigne et nous nourrissons à l'endroit des coupables une aversion certaine. Ils ont manqué à leurs responsabilités morales. Ils ont trahi le pacte minimal qui les engageait à ne pas nuire aux libertés d'autrui.

La vraie question est de savoir si nous assistons à une baisse de la morale individuelle, au déclin de l'autonomie et de la responsabilité morales. Maintenant que l'oeil de Dieu n'est plus dans la tombe pour regarder Caïn, où l'individu peut-il trouver la motivation morale, et comment l'amener à reconnaître sa responsabilité morale ? Qu'est-ce qui peut pousser l'individu à faire le bien et éviter le mal ? L'individu pourrait-il porter en lui-même sa propre sanction ?

Dostoïevski a poussé au maximum l'idée de « culpabilité » comme fondement de la morale individuelle, sentiment étouffant, suffoquant, valant bien des châtiments divins. Mais la culpabilité ne s'éprouve que lorsque nous savons et sentons que nous avons commis le mal. Elle disparaîtra et, avec elle, l'autonomie et la responsabilité morales, si nous banalisons le mal, si nous érigeons en règle de conduite le « tout le monde le fait, fais-le donc », et si nous manquons à nos devoirs minimaux d'éduquer au bien commun et à la nécessaire protection de la dignité humaine.

Ce texte reprend de manière synthétique les propos sur le thème de la moralité publique énoncés en entrevue dans le cadre de l'émission Se faire une tête diffusée au Canal Savoir ce soir à 20 : 30.