Le débat des derniers jours autour de la charte des valeurs met en scène un conflit entre les personnes attachées aux aspects religieux dits «patrimoniaux», endossant le maintien du crucifix à l'Assemblée nationale, et les champions des droits individuels défendant le droit de porter un symbole religieux.

Il importe de surmonter cette polarisation qui braque les uns contre les autres, de mesurer la difficulté que pose le recours tous azimuts à la discrimination, lorsque des expressions religieuses sont présentes dans la sphère publique. Celle-ci n'est pas un lieu devant être aseptisé de tout élément culturel, historique ou religieux spécifique. C'est un espace vivant et agité par plusieurs tendances et traces de la fabrique d'une collectivité et d'une histoire. Des signes ou expressions religieux, présents dans une collectivité depuis plusieurs décennies, violent-ils à ce point les libertés individuelles?

Quant au crucifix, il se trouve situé dans un ensemble de l'Assemblée nationale où les références religieuses sont très nombreuses. La fleur de lys elle-même comporte une croix à sa base, un trône bien en vue du salon rouge arbore la devise «Dieu et mon droit». Faudra-t-il l'éliminer et avec lui tous les anges, saints et croix encastrés dans le vénérable bâtiment? Quelle absurdité!

Le grand paradoxe est que toute la sociologie de la religion des 50 dernières années observe que dans les démocraties, une forte individualisation de la religion domine: chacun élabore une voie de sens, en puisant librement aux héritages, traditions ou sources de sens disponibles. Des élèves de plusieurs religions et non religieux fréquentent les collègues privés catholiques, sans endoctrinement, c'est un fait connu. Pourquoi jeter les hauts cris dès qu'une expression religieuse subsiste dans l'espace public?

J'endosse pourtant la défense des libertés individuelles. Interdire le port de symboles religieux me paraît défier la conception la plus élémentaire des droits de la personne. C'est lancer le message à ceux qui les portent qu'ils suscitent un malaise insurmontable. Sur ce point, ce sont les autres qui doivent faire leur chemin. Que m'importe qu'une juge, qu'un policier ou que le président de l'Assemblée nationale porte un symbole religieux? En quoi une personne sans signe religieux peut-elle me garantir davantage son impartialité?

J'entends encore ce cri du coeur d'un patron d'une importante entreprise entendu lors d'une formation: «J'ai une employée musulmane remarquable qui porte le foulard, mais j'ai peur de l'envoyer dans certains endroits, de crainte que cela nuise à mes affaires. Quand l'État québécois va-t-il lancer un message sans ambiguïté, que les personnes qui font ces choix sont comme les autres?» Le projet de la charte fait non seulement fausse route, il nourrit une méfiance injustifiée, qui nuit au climat social.

En France, on cumule ce type d'interdictions et de chartes, jusqu'à l'obsession, mais ce pays est une exception, réputé pour être très restrictif sur le plan religieux. Pourquoi le prendre pour modèle?

Le concept même de laïcité véhicule une idéologie antireligieuse, comme le démontre l'usage restrictif, voire intégriste, qu'en font à présent plusieurs au Québec. Il fut naïf de croire qu'il suffirait de l'affubler d'un adjectif - ouverte! - pour en atténuer l'effet.

Discutons de neutralité (même si le concept n'est pas parfait), avec sens du compromis, puisque la religion fait partie de notre histoire et de la vie de près de six millions de citoyens québécois. Cessons de limiter les problèmes que pose la neutralité à la religion.

Politiquement, culturellement, idéologiquement, l'espace public n'est pas neutre, et non plus les individus, ainsi va la démocratie. Pourquoi cette fixation sur la religion comme source de toutes les atteintes à la neutralité?