Voici l'essentiel d'une entrevue accordée lundi dernier par le président et co-chef de la direction de Power Corporation, André Desmarais, au journaliste Howard Green, du réseau de télévision BNN. L'entrevue a eu lieu à Ottawa, en marge de la conférence «Le Canada à l'ère du Pacifique», organisée par le Conseil canadien des chefs d'entreprise. M. Desmarais a été invité à parler de la longue expérience de Power Corporation en Chine, pays avec lequel la société a commencé à tisser des liens en 1979. M. Desmarais est également président du conseil d'administration de La Presse.                

HOWARD GREEN: M. Desmarais, comment les Canadiens devraient-ils aborder l'Asie?

ANDRÉ DESMARAIS: Tout d'abord, je crois que jusqu'ici, notre façon de faire a été bonne puisque nos gouvernements, au fil des années, ont su garder une collaboration assez régulière avec la Chine. Il y a eu des accrocs, comme partout, et il y a certainement eu des accrocs du côté du gouvernement chinois. Mais, au bout du compte, je pense que ça a été une relation plutôt positive et, sur le plan des affaires, c'est une situation en progression. Si j'ai un regret, c'est qu'au tout début, ce n'était que la communauté d'affaires qui se déplaçait en Chine, alors que nous aurions dû emmener des gens d'autres domaines - des syndicalistes, des intellectuels, des journalistes. Il y a beaucoup d'idées fausses qui circulent au sujet de la Chine et, à moins d'y être allé et d'avoir pu voir le développement qui s'y est fait au fil du temps, il est très difficile de comprendre les effets que cette évolution peut avoir sur une entreprise. D'ailleurs, je ne peux même pas imaginer qu'on puisse faire un plan d'affaires aujourd'hui sans se demander quel impact pourrait avoir la Chine sur son entreprise.

HG: Pour toute entreprise, où qu'elle soit?

M. DESMARAIS: Pour toute entreprise, où qu'elle soit. Les Chinois sont si novateurs, ils font les choses à si grande échelle, qu'il faut absolument être conscient de ce qui se passe dans ce pays. Et je crois qu'une partie de la menace qui plane sur le Canada, de la menace perçue, vient de l'incompréhension qu'on peut avoir du rapport entre cette menace et les occasions qui s'offrent à nous. Il est important que nous commencions à discuter des opportunités, que nous impliquions davantage de gens afin qu'ils comprennent les menaces et la façon de les gérer. Parce qu'autrement, si les gens ne comprenaient pas les menaces de même que les opportunités, ce serait un désastre pour le Canada.

HG: Devrions-nous avoir un traité de libre-échange avec la Chine, et si c'est le cas, est-ce que cela devrait se faire rapidement?

M. DESMARAIS: Si la Chine et les autres grands pays veulent continuer à évoluer sur le plan économique, ils auront de plus en plus besoin de ressources naturelles. On ne peut avoir une croissance de 8% annuelle en Chine sans que le prix des ressources naturelles, notamment du pétrole, augmente. Et ça, c'est un bénéfice net pour le Canada. Les Chinois devront trouver ces ressources naturelles à différents endroits dans le monde. Il leur faut diversifier leurs sources d'approvisionnement. Ainsi, le Canada pourra créer des emplois grâce à ce seul marché qui connaît une prospérité sans précédent.

HG: Si le gouvernement décide de rejeter l'offre de CNOOC pour Nexen, est-ce que ça ne risque pas de freiner les choses?

M. DESMARAIS: Évidemment, je crois que le gouvernement a le droit de prendre les décisions qu'il souhaite prendre. Il est clair que cette décision va influencer la relation entre nos pays. Ceci étant dit, je pense qu'il est aussi important que le gouvernement travaille avec les Canadiens et pour les Canadiens; il peut donc imposer des conditions, afin que les Canadiens comprennent que si l'offre est acceptée, c'est que cette transaction est bonne pour le Canada. Nous sommes une nation souveraine, les ressources sont ici. Les Chinois devront venir ici et devront suivre nos lois. Ils devront exporter leurs produits et payer les taxes exigées, payer les employés aussi. Ils devront faire ce que tout propriétaire doit faire. D'ailleurs, si la transaction est approuvée, il est dans leur intérêt de bien se comporter et de s'assurer que les Canadiens sont satisfaits de la façon dont les choses ses déroulent.

HG: Selon le professeur Wenran Jiang (de l'Université de l'Alberta), le Canada devra décider s'il souhaite traiter la Chine comme un ami ou comme un ennemi. A-t-il raison?

M. DESMARAIS: Je suis profondément en désaccord avec cette idée, car je crois que la Chine ne peut être un ennemi. Ce sera un pays très puissant. La Chine, dont les 1,4 milliard habitants luttent pour améliorer leur vie, aura un rôle extrêmement important à jouer sur le plan géopolitique à l'avenir.

Je n'aime pas considérer les gens comme des ennemis, à moins d'avoir une preuve que c'est le cas. Et je ne vois rien que les Chinois aient fait, sur le plan politique, qui me pousse à croire cela. Pour l'instant, le développement de la Chine me semble représenter une merveilleuse occasion économique pour le Canada. Ce développement contribue aussi à la stabilité et à la paix dans le monde.

Si 1,4 milliard de personnes se sortent de la pauvreté et continuent à avancer vers une plus grande richesse, une plus grande démocratie, un plus grand respect des droits de la personne, ce n'est pas mauvais pour le monde. Je préfère nettement aller dans cette direction plutôt que de penser: «C'est un ennemi. Je ne sais pas pourquoi, parce que j'ai peur, parce que c'est ce que j'ai appris à l'école.» Ce n'est pas la voie que je souhaite emprunter.

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Droits de la personne: «La Chine a beaucoup évolué»



HOWARD GREEN: Comment avez-vous réagi, au cours de toutes ces années d'échanges avec les Chinois, à tout le battage fait autour des droits de l'homme dans leur pays?

ANDRÉ DESMARAIS: À mon avis, la question des droits de l'homme en Chine est une sorte de film. Beaucoup de gens, quand ils y vont, n'ont qu'un bref aperçu de la situation et concluent que ce qui se passe est terrible en comparaison avec ce qu'ils vivent dans leur pays.

Mais la réalité, c'est que chaque pays évolue sur le plan des droits de l'homme. Nous n'avons pas besoin d'aller chercher très loin. Il suffit de regarder au sud de la frontière, et même au Canada, où nous avons aussi des problèmes liés aux droits de l'homme.

Nous venons tout juste de rencontrer des chefs autochtones qui nous ont expliqué comment leurs populations vivent pauvrement, dans notre propre pays. Et nous sommes une des nations les plus riches au monde! En Chine, ils sont 1,4 milliard!

La première fois que je suis allé en Chine, personne n'avait le droit de parler de quoi que ce soit. Personne ne possédait quoi que ce soit.

La situation a considérablement évolué depuis. Les Chinois deviennent, du moins dans certains domaines, un peu plus démocratiques. Je crois à la politique de l'engagement. J'y crois vraiment. Je pense que si on ne peut échanger, si on ne peut discuter avec les gens, on ne pourra pas influencer leur point de vue. Ils vont simplement se refermer, et on n'obtiendra plus grand-chose.