Les juges québécois appelés à entendre des causes dans des dossiers de diffamation ont la lourde tâche de soupeser plusieurs droits fondamentaux protégés par nos lois et nos chartes dans une sphère du droit en constante mouvance grâce au développement de la technologie et à l'omniprésence des médias sociaux.

Au cours des dernières années, de nombreux jugements en matière de diffamation ont été rendus au Québec, accordant aux plaignants des sommes atteignant facilement et fréquemment les 300 000$. Le 6 septembre dernier, le juge Michel Yergeau de la Cour supérieure a rendu son jugement dans le dossier Lapierre c. Sormany, où Jean Lapierre réclamait 350 000$ de Pierre Sormany au motif qu'un texte publié par M. Sormany sur Facebook en septembre 2011, évoquant un lien entre M. Lapierre et l'entrepreneur Tony Accurso, avait terni, voire détruit, sa réputation.

Le jugement était encore chaud que les médias annonçaient la «victoire» de l'analyste politique de TVA, nouvelle rapidement relayée par lui-même sur son compte Twitter. Le choix du mot «victoire» m'a fait sursauter et je crois judicieux de ramener les conclusions de la Cour dans leur perspective, et les chiffres dans leurs proportions.

Si le tribunal estime que la faute admise par M. Sormany, un ancien directeur des émissions d'affaires publiques à Radio-Canada, a eu un effet sur l'honneur et la réputation de M. Lapierre, il pose néanmoins de sérieux bémols. D'abord en précisant que cet impact a été de portée limitée et de moindre ampleur que ce que M. Lapierre allègue à force de «propos à caractère emphatique qui ne collent pas à la réalité des faits mis en preuve». Deuxièmement, en statuant que M. Sormany n'a jamais eu le désir et la volonté de porter préjudice à la réputation de M. Lapierre.

La Cour est d'avis que la réputation de Jean Lapierre n'a certainement pas été «détruite» par le commentaire de Pierre Sormany. Comparant la situation de M. Lapierre à la suite du commentaire de M. Sormany à celle qu'elle aurait été n'eut été la faute de ce dernier, elle conclut que «le préjudice subi par Lapierre est à mille lieues de ce qu'il prétend».

Au final, le juge Yergeau a accordé à Jean Lapierre 22 000$, soit environ 6% de sa réclamation et une fraction des sommes généralement accordées dans des cas similaires, mais il a surtout rejeté l'essentiel de ses allégations incendiaires. Dans ces circonstances, la «victoire» de Jean Lapierre tient de l'hyperbole.

Jean Lapierre demeure un excellent chroniqueur politique qui maîtrise parfaitement l'art de rester à la fois pertinent et intelligent, tout en étant coloré et divertissant dans ses propos. Appelé à commenter le jugement, il s'est dit «satisfait et content de la leçon qui montre qu'on ne peut pas écrire n'importe quoi sur les réseaux sociaux». Dans les faits, ce principe n'a rien de nouveau et il a depuis longtemps été reconnu et appliqué par nos tribunaux.

En revanche, la véritable leçon que nous enseigne ce jugement est que le recul est un bien sage conseiller dont Jean Lapierre s'est malheureusement privé en intentant ses procédures judiciaires à peine quatre jours après la publication du commentaire de Pierre Sormany et qu'à l'issue de cette coûteuse bataille juridique, il lui aura finalement été fort vain de crier au loup...