«Un ordre libéral exige que l'autorité jouisse d'un certain respect [sinon] il ne subsiste que la puissance nue ou l'anarchie. L'ordre libéral repose sur le respect de la loi et des autorités respectables.» Cette affirmation du sociologue Raymond Aron me semble résumer à elle seule notre dilemme actuel.

Un ordre libéral, à la différence des pensées de type plus révolutionnaire, ne nie pas le monde tel qu'il existe. Le réel est décevant, c'est bien connu. Il n'a pas le côté grisant de la pensée transcendante - celle des étudiants, en l'occurrence - qui prophétise le salut par l'avenir. Une pensée d'autant plus enivrante qu'elle s'intéresse peu aux contraintes d'un monde dont elle nie en grande partie l'existence, sauf dans la mesure où il la contraint.

Se rappelle-t-on encore l'enjeu majeur de cette crise? Le financement des universités québécoises qui, quoi qu'on en dise, sont en compétition avec le monde entier? Les étudiants veulent-ils vraiment des cours en amphithéâtre donnés à 1000 personnes, comme cela se fait en France? Est-ce que l'éducation est encore véritablement au coeur de ce débat? Je suis loin d'en être sûr.

Les institutions démocratiques libérales nous déçoivent souvent, ce qui explique la grande vague de sympathie pour les étudiants. Dans un Québec qui n'a pourtant rien à voir avec l'Égypte, on pardonne donc la violence de la rue et le non-respect de la loi. Après tout, en période tranquille et dans un monde extraordinairement choyé lorsque examiné à l'échelle mondiale, les appels à la violation des injonctions sont perçus comme relativement inoffensifs, sinon rafraîchissants.

La force des mouvements de «révolte radicale» tient également au silence dont ils entourent les mécanismes institutionnels qui permettront la réalisation de leurs objectifs. Mais même au lendemain d'une révolution, des questions très prosaïques surgissent dans toute leur fastidieuse platitude, comme: comment redistribuer les fruits de la taxation lorsque les demandes sont illimitées et que les ressources ne le sont pas?

Mais le socle principal de l'engouement pour la cause étudiante, c'est la grande illusion du gouvernement par le peuple. La démocratie ne signifiera jamais que nous nous gouvernerons nous-mêmes. Elle signifie plutôt que l'État et le gouvernement tirent de nous leur légitimité et que nous avons une chance raisonnable de les influencer et même de les transformer, dans le respect de certaines normes balisées par le droit constitutionnel. Dans tous les pays dits démocratiques, c'est toujours une minorité constituée des représentants du peuple qui a gouverné. La question qui se pose alors consiste à déterminer quelles institutions peuvent le mieux nous représenter.

Le gouvernement actuel est sans doute décevant, sa démarche d'une maladresse qui frise le pathétique et ses lois douteuses, mais il est le seul titulaire d'une véritable légitimité démocratique. Nos institutions, avec tous leurs défauts, et le respect de la loi, avec tout ce que cela comporte de déplaisant, sont encore les meilleurs garants de notre liberté individuelle et collective. Si nos dirigeants n'ont plus la respectabilité requise pour exercer le pouvoir, c'est aux élections que nous en déciderons. Et c'est devant les tribunaux qu'on pourra décider de la constitutionnalité des lois qu'ils adoptent.

On a trop tendance à oublier que la stabilité des régimes véritablement démocratiques dépend dans une très large mesure, sinon entièrement, de l'obéissance volontaire, de l'aliénation acceptée d'une part de notre liberté individuelle, et de l'acceptation de la défaite compensée par l'espoir d'un succès futur. La logique doctrinaire des droits appelle la victoire sans compromis. La démocratie, la vraie, suppose toujours la possibilité de la défaite.

Je le répète, la démocratie permet, plus souvent qu'on ne le pense, de sanctionner la bêtise gouvernementale. La démocratie avance parfois en boitant, mais la plupart du temps, elle atteint son but.

L'auteur est professeur titulaire à la faculté de droit de l'Université de Montréal.